Sommaire
Filmographie
Les acteurs de Tim Burton
Analyses thématiques
Autour de Tim Burton
Analyses de séquences
Entretien
FdC
Dans une œuvre cinématographique parcellée d’images puissantes (pluie de neige, squelette sous la lune ou tranchage de tête stylé), Mars Attacks! fait figure d’ultime aboutissement: donner la vie à des vignettes dont les représentations violentes demeurent immobiles. La traditionnelle séquence de Lisa Marie s’y colle, la créature figée s’y animant comme par magie.





FdC
On connaît chez Burton le goût pour les sur-femmes, celles qui, comme l’anti-héros, se détachent de la foule pour offrir au regard masculin leur singularité glorifiée. Mère intacte ou amoureuse idéale, de la romantique Kim Boggs dans Edward aux mains d’argent au garde-fou Sandra Bloom dans Big Fish, la femme incarne une figure quasi intouchable dans l’univers burtonien. Au point, parfois, de venir d’une autre planète. Dès sa première apparition, cachée derrière un bus, Lisa Marie impose sa stature (photo 1). La créature fantasmagorique est immense, impression renforcée par sa coiffure qui touche les nuages. La démarche est à la fois raide et reptilienne – si la femme liée au commun des mortels marche, la sirène glisse, voltige au-dessus du sol (photo 2). Pour l’actrice, le but était d’effectuer un geste pour en dissimuler un autre, comme le ferait un mime. La caméra elle-même ne résiste pas aux charmes magiques de l’ensorceleuse: à mesure que Marie s’approche, celle-ci bascule progressivement jusqu’à capturer l’image canonique de la martienne, célébrée en contre-plongée. La femme mêle les fantasmes: chevelure comme argument sensuel, bouche d’un rouge sang comme résidu glamour, chewing-gum mâchonné vulgairement, gestuelle aérienne (photo 3). Une fois que la figure du fantasme est présentée en l’espace de quelques secondes, la danse de séduction peut commencer avec l’arrivée de Jerry Ross, le porte-parole de la Maison Blanche. (photo 4)

Les personnages féminins dans l’œuvre burtonienne ont souvent deux faces: vierges immaculées ou tentatrices vénéneuses. Lisa Marie, dans Mars Attacks!, arbore dans un premier temps le visage de l’une pour mieux se glisser dans la peau de l’autre. L’avertissement est pourtant visible dès les premières secondes de la séquence, lorsque la caméra se fixe sur le personnage à l’arrêt. La composition du cadre juxtapose l’objet du désir à un obélisque bandant, symbolisme de farce qui donne pourtant le ton à venir (photo 3, ci-dessus). L’apparition de l’homme ne fait pas de doute - contrairement à la femme qui se tient au-dessus du sol, lui rampe sur sa basse condition et ne suit que ses instincts. Burton est complice: la poitrine de Marie est souvent l’élément du champ qui délimite le cadre, horizontalement (Marie à l’arrêt de face) ou latéralement (à l’ouverture de la vitre de la voiture) (photo 5). L’homme, lui, n’est qu’une réplique ratée. Lorsque, plus loin dans la séquence, Lisa Marie ondule en sortant de l’aquarium (photo 6), le personnage masculin répond par une pseudo-danse de séduction, se retournant sur le lit (photo 7). Le sexe l’aveugle alors qu’il constitue une arme, un appât magique pour elle. Celle-ci croque le doigt (photo 8) comme elle castre son grotesque pantin. Si la caméra filme au début de la séquence une Lisa Marie en contre-plongée, c’est aussi pour représenter son statut de chasseuse. Celle qui se courbe pour rejoindre sa proie à l’entrée de la Maison Blanche (photo 9), celle qui arpente les couloirs à la recherche du Président. De victime muette à prédateur carnivore, tout est question de représentation.

FdC
Figurer la pose, rendre compte de sa puissance visuelle, et jouer de son ambiguïté – Mars Attacks! devient la révolte de vignettes figées devenues mouvantes. Et la séquence de Lisa Marie de s'en faire le climax émotionnel, la "mise en scène des mises en scène". Premier rideau tiré sur le merveilleux, le bus (photo 1, ci-dessus), qui laisse apparaître une étrange créature. Les étoffes rouges n'en finissent plus de tomber, comme dans un perpétuel spectacle de prestidigitation: la vitre fumée de la voiture découvre le visage d'un séducteur vicieux (photo 10), puis l'autre vitre s’ouvre sur une lumineuse Maison Blanche (photo 11). Déjà une ambiguïté apparaît sur celui qui voit et celui qui est vu: la vitre découvre l’homme mais il n’est que spectateur, tandis que Marie, objet des convoitises, star du spectacle, regarde ailleurs (photo 12) - celle-ci se reflétait déjà dans la vitre close (photo 13). Troisième "rideau", la chambre Kennedy allumée, et sa peinture murale qui apparaît majestueusement (photo 14). Enfin Lisa Marie, beauté filtrée par l’avant-dernier stratagème de mise en scène: l'aquarium. Le spectateur transi ne peut la contempler que derrière une glace. Le regard de la créature y est "plein" (photo 15), en opposition à son regard vide et sans point d’accroche dans les autres scènes. C’est son troisième œil, celui de sa bague, qui observe réellement (photo 19, paragraphe suivant). Marie, pour sa part, est souvent reléguée au personnage de fiction, marionnette aveugle, catapultée dans la réalité. En jouant avec les points de vue, l’enjeu devient la prise de pouvoir de la fiction sur le réel. Et en sortant de l’aquarium (photo 16), Lisa Marie a déjà gagné la rencontre.

Comme on a pu le voir précédemment, la sortie de l’aquarium sonne la transformation de la victime en chasseuse. Les rôles s’échangent: l’homme grignoté est renvoyé dans le décor symbolique de la fiction (le doigt qui atterrit dans l’aquarium) (photo 17), tandis que la créature fantastique rentre de plein pied dans la réalité. La partition de Elfman s’emballe, la quiétude de la caméra de Burton est rompue. La Belle s’engage dans le couloir blanc, filmée comme lors de son apparition, dans une même posture de prédatrice. Le dernier rideau est tiré d’un coup sec, abrupt, un rapide panoramique vers l’amazone, puis un travelling arrière où l’objet du mystère est une fois encore filmé en contre-plongée et placé au-dessus du sol (photo 18). La bague-œil guide vers la chambre du couple présidentiel pour préparer l’acte final (photo 19). Les figures sont alors bousculées dans l’urgence: après les rideaux symboliques, ce sont les simples draps posés sur les meubles qui tombent (photo 20), les animaux de compagnie trinquent une fois de plus (le chien et l’oiseau) (photos 21 et 22), avant que la martienne, elle-même, ne finisse par être touchée à mort (photo 23). Le Président et son épouse se penchent alors, et ne se doutent pas qu’ils sont observés, eux-mêmes mis en scène par la caméra extra-terrestre.(photo 24)

FdC
Tim Burton, à l'image d'un Tarantino, est un cinéaste dont l'univers marche énormément à la référence, et à la façon d'injecter du sang neuf dans des corps autrefois en vie. En quelques minutes, lors de cette séquence, Burton cristallise son œuvre faite de mise en scène du merveilleux, où les figures intimes prennent le pouvoir sur les modèles de pérennité, dans ce bras de fer entre fiction et réalité. Des années avant Big Fish, le cinéaste se questionne sur les tenants et aboutissants de son spectacle et de sa mise en scène, sur celui qui raconte, celui qui voit ou celui qui est vu. A travers ce passage devenu culte, Burton marie toute son ironie et son talent pictural. Les vignettes ont bel et bien retrouvé la vie (photo 25).