Jusqu’en 1989, avec la sortie de Permis de tuer, qui resta le dernier épisode pendant six longues années, tous les chapitres cinématographiques de la saga 007 avaient été tirés, du moins en partie, des romans écrits par Ian Fleming. Chacune des adaptations prenait évidemment nombre de libertés avec le matériau original jusqu’à ne retenir parfois que le titre et les noms des personnages, mais un lien avec l’œuvre initiale, aussi infime soit-il, demeurait. Suivant la résolution des sempiternels problèmes de droits liés à la série, les producteurs se sont judicieusement tournés vers Casino Royale pour relancer leur franchise. Retour sur le premier ouvrage des aventures de James Bond.

LES DIAMANTS SONT ETERNELS

La vérité est dans l’œil de celui qui regarde, dit-on. Jamais cela n’a été plus vrai que pour le personnage de l’agent secret le plus connu du monde. Chaque personne, chaque génération, chaque spectateur possède sa vision de James Bond. Selon qu’il l’ait découvert sous les traits de Sean Connery, de Roger Moore, de Pierce Brosnan, dans un film d’espionnage sérieux ou dans un blockbuster plus décomplexé, tout un chacun s'ait fait son idée de la meilleure incarnation de 007. Dans ce monde où chacun a son opinion, qu’en est-il du tout premier Bond? Celui créé par Ian Fleming en 1953 dans Casino Royale? D’aucuns n’auront de cesse de se plaindre que l’icône cinématographique s’est de plus en plus éloignée de son modèle littéraire et l’on célèbre les éternels retours de la franchise à un protagoniste plus proche du portrait qu’en faisait l’auteur dans ses romans. Ce premier épisode tel que l’écrit Fleming apporte son lot de réponses tout en se réservant, à l’instar du film, le droit d’aiguiser le trait par le biais de récits ultérieurs. Tout simplement parce qu’il s’agit de l’histoire fondatrice du personnage et donc qu’il est encore, par définition, un diamant brut. Fleming nous présente donc ce vétéran de la Deuxième Guerre Mondiale, un espion au service secret de sa Majesté, à la réputation d’être un homme froid obsédé par son travail, qu’il exécute à la perfection, et clairement misogyne. Cependant, l’auteur ne manque pas d’en faire un personnage incroyablement humain, prêt justement à oublier ses plus repoussants traits de caractère au contact d’une femme. La vulnérabilité de l’agent transpire à chaque page et compose le principal atout de sa récente adaptation.

ROYALE WITH CHEESE

De ce point de vue-là, le film est une remarquable traduction du livre à l’écran et s’il se permet d’encadrer l’intrigue du livre, reprise à l’identique, de morceaux de bravoure coutumiers de la franchise, il le fait en toute intégrité sans que cela ait l’air de répondre à un cahier des charges imposé par la saga et le box-office. Par ailleurs, le film respecte la césure à mi-chemin du roman qui fait basculer l’histoire dans une étude de mœurs, certes très légère, du protagoniste. Mieux, les scénaristes parviennent à ajuster l’équilibre boiteux du récit de Fleming dont la dichotomie entre ses deux parties se fait trop abruptement. Ce retournement reste la grande originalité de l’ouvrage, ô combien moins conventionnel que les épisodes filmiques que l’on connaît maintenant si bien. Une explosion peu flamboyante, une tentative d’assassinat déjouée par une chaise cassée, une partie de baccarat et pas grand chose d’autre pour tenir le lecteur en haleine; et pourtant le style de Fleming dégage un certain charme, suffisant à séduire même les plus blasés. Il faut lire ce passage, bien que furtif, où Fleming parle d’une balle entre les deux yeux comme d’un troisième œil sur plusieurs lignes pour savourer toute l’éloquence désuète de l’écrivain. Si l’œuvre s’apparente plus aujourd’hui à du roman de gare, il ne témoignait déjà pas à l’époque d’aspirations littéraires particulières et l’on devine aisément ce qui a pu intéresser un temps un cinéaste tel que Quentin Tarantino, lui-même amoureux d’une certaine sous-culture à laquelle il a déjà rendu hommage auparavant (les pulps dans Pulp Fiction, la blaxploitation dans Jackie Brown, les séries B américaines ou asiatiques des 70's dans Kill Bill).

Robert Hospyan