Jacques Rivette: le théâtre et son double

Jacques Rivette: le théâtre et son double

Aujourd’hui encore, Jacques Rivette demeure le plus méconnu des réalisateurs de la Nouvelle Vague. La durée souvent exceptionnelle de ses films, ainsi qu’une étiquette réductrice d’auteur trop sérieux expliquent en partie aujourd’hui encore la confidentialité de sa carrière. Qui se rappelle qu’il a pourtant filmé des femmes-pirates ivres de vengeance, des bonnes sœurs lesbiennes ou encore des fillettes kidnappées par une famille de fantômes ? Derrière des apparences parfois austères, le cinéma de Rivette a en effet longtemps été plus fou et riche qu’il n’y parait. A l'occasion de la ressortie ce mercredi 13 juillet de l'un de ses chefs d’œuvre, Céline et Julie vont en bateau, retour sur une carrière éclectique où se croisent sociétés secrètes, jeunes femmes en danger et spectres dans les coulisses.

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LA QUATRIÈME DIMENSION

La carrière de Jacques Rivette ne débute certes pas dans les années 70, mais elle y explose. Parmi ses films précédents, nés au cœur même de la Nouvelle Vague, on retrouve déjà bien sûr les prémices des thématiques rivettiennes : théâtre comme axe de lecture du monde, durée dilatée, improvisations… mais tous ces éléments se retrouvent décuplés à l’extrême dans la décennie suivante. L’Amour fou marque sa rencontre avec son égérie Bulle Ogier, qui travers les années à ses cotés et devenant tour à tour fantôme, marquise, terroriste ou allégorie du soleil. Mais ce sont surtout deux films, souvent considérés à juste titre comme ses chefs-d’œuvre, qui symbolisent cette période. Tout d’abord le très populaire (surtout à l’étranger) Céline et Julie vont en bateau, à la fois relecture moderne d’Alice au pays des merveilles et esquisse fantasque de Mulholland Drive, où deux jeunes femmes se rencontrent (tombent amoureuses ?), s’inventent un monde imaginaire et basculent de l’autre coté du miroir. Puis le gargantuesque Out 1, noli me tangere, dont l’hallucinante bizarrerie est surlignée par le fait que malgré sa durée complètement folle (plus de 12h), il a été entièrement improvisé. Les années 70 sont en effet pour Rivette le plus grand des terrains de jeux, le berceau de ses films les plus zinzins et le terreau d’une expérimentation à tout va. Expérimentation tout d’abord formelle, de par la durée des films (3h devient alors la norme pour ses long-métrages, dont il existe parfois pourtant des « versions longues » !), et leur construction, utilisant ici ou là des bouts de mêmes scènes répétées en samples (comme les apparitions des fantômes dans Céline et Julie). Loin d’être une frivolité, cela participe au processus d’éloignement du réel, en créant une inquiétante étrangeté qui donne l’impression que ces films se passent en dehors de notre monde.

Car Rivette croit au cinéma et à la cinéphilie en tant qu’expériences, qui nécessitent la participation active de ses acteurs (qui écrivent ou improvisent leur propre dialogues à partir d’un simple synopsis, ses films n’étant jamais clairement « scénarisés » à proprement parler), ainsi que de ses spectateurs, laissés libres de « circuler » dans les fluctuations de ses films fleuves. Mais l’expérimentation se trouve aussi chez lui dans les sujets abordés. C’est une image que l’on n’a pas souvent du cinéaste, mais Rivette a souvent traité le fantastique, et avec le plus grand sérieux. On ne compte plus le nombre de ses films avec des fantômes et autres êtres surnaturels, mais ces élément irréels ne sont jamais traités comme un monde clos, ils n’existent chez Rivette qu’en relation avec le monde réel. Duelle nous raconte la rivalité de la fille de la lune et la fille du soleil, mais il faut que cet affrontement ait lieu sur terre, et que des « humains » soient impliqués. De même, les fantômes de Céline et Julie… n’existent peut-être que dans l’imagination de ces dernières, mais en tout cas ils n’existent pas sans elles, et finissent par les envahir. Les mondes sont filmés d’égal à égal mais ne sont pas étanches. Le fantastique rivettien est tantôt ludique (Céline et Julie , Duelle), tantôt menaçant (Out1), et qui dit menace dit victime. C’est la naissance de l’héroïne rivettienne qui, à l’instar des héroïnes lynchiennes (comparaison pas si fortuite que ça), est perpétuellement en danger.

A TRAVERS LE MIROIR

S’il y a bien un lieu qui, chez Rivette, symbolise cette idée de frontière entre deux mondes, c’est bien la scène de théâtre. Il est d’ailleurs amusant de voir que Rivette n’a assuré qu’une seule mise en scène pour le théâtre dans sa vie (La Religieuse de Diderot, avant de l’adapter pour le cinéma), et pourtant il reste le cinéaste français à en avoir le mieux parlé. Très loin du simple théâtre filmé du cinéma classique ou même du travail sur l’artificialité de Resnais par exemple, Rivette a du théâtre une approche plus mystérieuse. De nombreux cinéastes ayant filmé le théâtre ont placé en parallèle la scène et la vraie vie, mettant chacun à égalité. Or cette dichotomie n’est pas aussi radicale chez Rivette, car la scène y est un lieu où se trame d’indicibles et sourdes machinations, contre les autres ou contre soi-même, et même souvent à l’insu de soi-même. Dans Phoenix, projet inabouti prévu pour Jeanne Moreau (dont le « scénario » a depuis été publié), et décrit par l’auteur lui-même comme la rencontre fantasmée « entre Sarah Bernhardt et le Fantôme de l’opéra », une diva rencontre effectivement un esprit qui pourrait bien être son propre spectre à venir. Dans La Bande des quatre, c’est en mettant en scène leur propre mésaventure (dans une scène séminale de faux procès où elles s’échangent leurs rôles, peut-être l’une des meilleures séquences de sa filmographie) que les héroïnes parviennent à la formuler, la comprendre et finalement la résoudre. Dans L’Amour par terre (son film où apparaissent le plus clairement ces thématiques, à défaut de faire partie de ses meilleurs), la représentation scénique est à la fois un lieu de séduction, de manipulation et de danger. Dans Va savoir, la résolution finale ne peut avoir lieu que lors d’un combat à mort sur scène. Si le monde est une scène, et il l’est chez Rivette encore plus qu’ailleurs, la scène reste « l’endroit le plus dangereux du monde », comme il est d’ailleurs dit dans 36 vues du Pic Saint Loup.

Pourtant les films de Rivette ne parlent pas tous de théâtre. Mais ils abordent tous d’une manière ou d’une autre la question de la représentation, de la mise en scène de soi. La manipulation est en effet liée au théâtre, de la même manière que « jouer un rôle » dans la vraie vie revient à jouer un rôle sur scène. Elle prend par exemple la forme d’un duel acharné entre un peintre et son modèle dans le célèbre La Belle noiseuse (Grand Prix à Cannes). Elle prend cependant le plus souvent les traits de sociétés secrètes, menace anachronique récurrente dans sa filmographie (Secret Défense, Haut Bas Fragile, Out 1, Paris nous appartient, Merry-go-Round…). Quand quelqu’un est mis en scène, que ce soit de sa propre initiative ou par domination, il est automatiquement mis en danger. En danger de se perdre ou de ne jamais s’en sortir. Car la mort existe également sur scène comme dans cet « autre monde » de représentation, ainsi que le prouvent les nombreux fantômes croisés au fil des films.

MISE EN SCÈNE ET MISE EN DANGER

Magie et danger sont tous deux liés à la scène, mais celle-ci n’est évidemment pas que négative. La scène, la représentation, la mise en scène de soi sont attirantes, indissociablement liées à la séduction (Va savoir, l’Amour par terre). Mais elles comportent un risque. Comme l’a fort bien expliqué Hélène Frappat dans son ouvrage de référence Secret compris, les héroïnes de Rivette doivent toutes vaincre un charme dans cet autre monde pour continuer à vivre leur vie. Dans 36 vues…, Kate doit braver la mort sur scène pour pouvoir vivre à nouveau, redonner un sens à sa vie, un sens qu’elle avait d’ailleurs perdu sur scène. Céline et Julie doivent secourir la fillette retenue par des fantômes pour neutraliser ces derniers. Les femmes pirates de Noroît doivent laver leur honneur dans un combat méticuleusement mis en scène. Pour échapper à la mort, les héroïnes du superbe Pont du nord (sans doute l’un des meilleurs films sur Paris, où Rivette filme la capitale comme personne) doivent retrouver leur chemin dans une ville labyrinthique et fantomatique transformée en plateau de jeu de l’oie par leur simple imagination. L’imagination et la scène sont avant tout les lieux de tous les possibles, de tous les accomplissements, des renaissances et des souhaits exaucés. Elles sont au cœur de tous les enjeux, de la vie-même.

Au fil de ses films et des décennies, la narration de Rivette s’est faite plus classique, et ses adaptations historiques et littéraires, souvent piochées dans le 19e siècle (Ne touchez pas la hache, Hurlevent…) ont peut-être fait perduré le malentendu sur son absence d’humour. Mais si la folie est plus discrète, le mystère reste bel et bien entier. Et le danger n’a pas disparu. Son dernier film en date, 36 vues, est à la fois un bilan fantasmé et la grille d’explication parfaite de toutes ces thématiques. S’il ne s’agit pas de la porte d’entrée la plus représentative de son œuvre, il s’agit au contraire d’une conclusion presque parfaite, à une filmographie plus tourmentée qu’en apparence.

par Gregory Coutaut

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