Osamu Tezuka: 20 000 vies et des poussieres

La sortie tardive de Leo, roi de la jungle (long métrage de Yoshio Takeuchi) ne rend pas vraiment justice à l'extraordinaire créativité d'Osamu Tezuka. Figure de proue de la bande dessinée japonaise, Tezuka est un homme à superlatifs, un farouche compétiteur dont l'imagination et l'impertinence n'ont cessé d'étonner en cinquante ans d'activité. Jusqu'à son dernier souffle, l'homme au béret a continué de livrer en temps et en heure les planches de ses intrigues rocambolesques. Si la bouille ronde de ses personnages, largement inspirée de Disney, peut rebuter les pointilleux du dessin réaliste, l'ampleur, le dynamisme et le rythme effréné de ses récits ne laissent pas indifférents. Tezuka s'intéresse à tout, tout le monde, tout le temps. Profondément humaniste et certainement pas manichéenne, son oeuvre recèle de véritables trésors. En France, les traductions affluent et la joyeuse effervescence n'est pas prête de s'arrêter.
LA RUEE VERS LES CRAYONS
Osamu Tezuka n'a pas volé son sobriquet de "Manga no Kami-sama" ("Dieu du manga"). Les chiffres parlent d'eux-mêmes: à 17 ans, alors qu'il entame sa carrière de dessinateur professionnel, Tezuka a déjà 3000 pages de bandes dessinées derrière lui. En une vie, l'homme a crayonné et encré près de 150 000 planches, révolutionné l'industrie du dessin-animé japonais, disséqué tous les genres, collectionné toutes les distinctions possibles et imaginables. D'une curiosité insatiable, Osamu Tezuka s'est dès l'enfance démené pour entretenir sa passion. Son père est lui-même un lecteur vorace, sa mère une amoureuse des pièces de Takarazuka, célèbre troupe théâtrale uniquement constituée de femmes. Princesse Saphir et ses jeux de confusion sexuelle (une fille déguisée en garçon) naissent de là. Sitôt la guerre terminée, Tezuka signe dans une maison d'édition. A 19 ans, il publie son premier best-seller, La Nouvelle Ile au trésor. A 21 ans il termine Metropolis (adapté au cinéma par Rin Taro). A 26 ans, il devient le dessinateur le mieux rémunéré du pays. Pendant ses années les plus hystériques, il ne dort que quatre heures par nuit et répond aux exigences drastiques de trois-quatre séries sur le feu. Décédé en 1989, à l'âge de 61 ans, Tezuka laisse trois titres inachevés, Ludwig 8., Gringo et Neo-Faust, mais surtout une bibliographie à faire pâlir d'envie n'importe quel "mangaka" chevronné (en japonais, "dessinateur de bande dessinée"). Au-delà du Livre des records et des statistiques un peu barbares, c'est la modernité et l'intelligence de l'oeuvre qui continuent d'émerveiller.
24 IMAGES
En France, Osamu Tezuka fait l'objet d'une rétrospective express. Les sorties décalées de La Légende de la forêt et de Leo, roi de la jungle bousculent l'image obsolète et passablement brumeuse de ses séries télévisées. Les éditeurs de mangas profitent de l'engouement des néophytes pour se disputer ses recueils les plus connus. Les oeuvres de jeunesse (Astro Boy, Le Roi Leo) côtoient les anthologies ambitieuses (L'Histoire des 3 Adolf, Bouddha, Phénix), les séries fleuve (Black Jack, Princesse Saphir) et les parenthèses plus marginales (Ayako, MW, Vampires, L'Ara aux sept couleurs, Le Cratère...). La ligne est claire et appétissante, les personnages élastiques obéissent à des archétypes, mais leur tempérament ne se plie à aucune convention. D'une série à l'autre, les mêmes visages réapparaissent dans un contexte différent. Les héros se dédoublent, se réincarnent, mènent plusieurs vies parallèles et Tezuka affectionne tout particulièrement les figures paternelles (Moustache dans Metropolis et Le Roi Leo, Saltahiko dans Phénix et Black Jack). Admirateur de Walt Disney et de Max Fletcher, le dessinateur se passionne pour le cinéma dont il décortique patiemment la mécanique. Si les découpages affûtés et sans cesse renouvelés de ses bandes dessinées font preuve d'une incroyable inventivité, c'est grâce aux innombrables videos que Tezuka dévore pendant ses heures de répit. Les personnages bondissent hors de leurs cases étriquées, les mouvements sont jaugés sous tous les angles; la mise en page est proprement renversante.
LA FOIRE AUX IMMORTELS
Volontiers pédagogue quand il retranscrit la vie de Bouddha ou choisit d'ancrer ses fictions dans un terreau historique (L'Histoire des 3 Adolf, Ayako), l'éternel boulimique s'intéresse notamment à la science et à la perversité de la nature humaine. Tezuka a mené à terme ses études de médecine. Enfant, il échappe de peu à l'amputation de ses bras. La gratitude et l'intérêt envers la profession donneront naissance à Black Jack, le chirurgien de l'impossible, l'orphelin défiguré qui vient en aide aux cas les plus désespérés. Tezuka n'est pas à une extravagance près, ses héros sont parfois dotés d'aptitudes abracadabrantes (l'insensible et démoniaque Michio Yuki de MW), ou chargés d'un passé monstrueux (Ayako, seule face à une famille de dégénérés). Mais les ambivalences et les dilemmes exarcerbés ne sont que les réponses anxieuses d'un auteur attentif aux sujets d'actualité et aux dérives de ses contemporains. S'il devait ne rester qu'un chef-d'oeuvre, ce serait sans doute Phénix. La vertigineuse odyssée de l'oiseau de feu, capable d'offrir l'immortalité à quiconque réussit à l'attraper, sublime toutes les marottes de Tezuka. En 18 volumes, le maître déploie sa virtuosité au service de l'infiniment grand (la vie extraterrestre) et l'infiniment petit (les destins individuels). Les âges, les époques entrent en collision, les robots se découvrent une humanité, les hommes-loups défient les lois spatio-temporelles. "Un jour de l'an 2482, un jeune homme fit une chute mortelle, en tombant de son engin volant (...) Viscères éclatés, os brisés, le corps disloqué, le garçon était évidemment mort sur le coup... On évacua le cadavre et puis... Ce fut le néant." (Phénix, tome 5). Pour Tezuka, ce n'est que le début.
En savoir plus
Séries traduites en français:
1983 L'Histoire des 3 Adolf (Tonkam) 1981 L'Arbre au soleil (Tonkam) 1981 Ayako (Delcourt) 1981 L'Ara aux sept couleurs (Asuka) 1978 MW (Tonkam) 1977 Unico, la petite licorne (Soleil) 1973 Black Jack (Asuka) 1974 L'Enfant aux trois yeux (Asuka) 1973 Barbara (Delcourt) 1972 La Vie de Bouddha (Tonkam) 1968 Dororo (Delcourt) 1966 Phénix, l'oiseau de feu (Tonkam) 1966 Vampires (Asuka) 1953 Princesse Saphir 1952 Astro Boy (Marvel Panini France) 1950 Le Roi Leo (Glénat)