Le Story-Board

Tout le monde en a entendu parlé, beaucoup en ont vu, mais peu en ont réalisé, et pour cause: le story-board est une création artistique. Mais si certains dessinateurs ont élevé le procédé au rang d’art moderne, d’autres l’utilisent simplement pour son aspect fonctionnel et pratique. Le story-board, en noir et blanc ou coloré, imprimé ou crayonné, schématique ou dessiné, reste avant tout une lecture du scénario en images. Sa fonction première est de présenter à toute l’équipe une même vision du métrage, concrétisée par un montage non exhaustif de vignettes, évitant ainsi tout malentendu ou divergence de points de vue sur le tournage. Chaque dessin représente un plan du film, détaillé d’indications visuelles. Sont précisés, dans l’image ou en légende, la position de la caméra (plongée, contre-plongée…), le mouvement d’appareil (travelling, louma…), la valeur de cadre (plan moyen, américain…), l’étendue du paysage dans le champ (le nombre de figurants à l’image, les décors…) et un extrait du scénario correspondant, le tout offrant une idée assez avancée de ce que devrait être le montage final. Toutes ces indications visuelles sont particulièrement nécessaires lors des scènes de cascades, d’explosion, de poursuites ou d’effets spéciaux. Les équipes de production peuvent ainsi plus facilement s’imaginer ce que seront les difficultés sur le plateau, et élaborer un meilleur devis, plus précis. Ainsi, tous les obstacles, en théorie, sont devancés
Si certains sont graphiquement très beaux, c’est un bonus, car l’essentiel réside donc dans l’apport et la précision de toutes ces indications. Scorsese par exemple, peu doué pour le dessin, se contente de crayonner des hommes de fil de fer, soulignant leurs mouvements avec de simples flèches. Bien sûr, pour un film au design soigné, comme Matrix ou Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, les cinéastes participent dès le stade du dessin à la mise en place d’éléments de mise en scène, comme la nature et les couleurs des costumes, les différents axes de lumière, les filtres à mettre en place, etc. Tous ces éléments, une fois retranscrits dans les vignettes, donnent parfois une impression de pérennité inéluctable. Esthétiques ou sommaires, ces dessins semblent en effet emprisonner le film sur une voie unique, comme si l’image, une fois dépeinte, venait annihiler tout effort supplémentaire d’imagination. Un sentiment qui s’avère bien souvent trompeur, comme nous l’explique Jean-Pierre Jeunet: "Je story-boarde tout le film, parce que ce que je filme est très visuel, et ça demande un maximum de préparation. Si on a une idée visuelle sur le plateau, c’est trop tard. Cela dit, le story-board n’est pas fait pour être respecté, mais plutôt transcendé. Si un acteur trouve une idée formidable, ou si vous pensez à une façon de tourner la même chose autrement, et que c’est mieux, il faut tout changer, c’est sûr". Améliorer une idée visuelle sur le tard reste donc encore possible, surtout si le coût proposé est moindre que celui annoncé au départ.
Si le story-board s’est rapidement étendu au petit monde du court-métrage, c’est en partie à cause de cet épineux problème d’argent. Ne pas perdre de temps, ne pas gâcher de pellicule, et prévoir la technique adéquate, tels sont les quelques préceptes avisés des apprentis cinéastes. Néanmoins, l’étape du story-board se doit par nature d’être imaginative, et non purement restrictive. S’il est aujourd’hui presque exclusivement utilisé dans un souci d’économie, le story-board reste avant tout une intention de départ, un assemblage d’idées plus ou moins réalisables, bref, un idéal de film. Il s’agit avant tout de faire venir les idées en dessinant, et non de se contenter de dessiner les idées contenues dans le script. Tout comme le scénario, qui ne peut être considéré comme une œuvre littéraire à part entière, le story-board n’est en aucune façon une bande dessinée. Ces différents stades intermédiaires n’existent en réalité que pour le film achevé. Certains cinéastes se méfient d’ailleurs du procédé au point de l’accuser d’être source de contrainte, d’artificialité et de calcul mathématique. Cédric Klapisch, grand amateur de story-board, se justifie en ces termes: "Il y a eu une suprématie de l’improvisation, du tournage léger, avec l’idée que ce qui serait préparé enlèverait de la spontanéité. Pourtant les gens qui connaissent le théâtre savent bien que des mois de répétition n’enlèvent pas la spontanéité".
Contrairement aux idées reçues, un même story-board, confié à dix réalisateurs, aboutirait à autant de versions différentes. Question de style, de casting, de direction d’acteurs, car chaque metteur en scène conserve son œil et sa personnalité propres. Finalement, les seuls risques encourus par un cinéaste qui fait appel au story-board, sont essentiellement liés aux films bourrés d’effets spéciaux, comme par exemple Starship Troopers, et au danger toujours présent de tomber amoureux de ces petits croquis, et de s’y enfermer. Paul Verhoeven s’exprime à propos de ce piège du numérique: "Je n’ai jamais été débordé par l’importance des effets spéciaux, même si l’ennui est que l’on ne peut jamais s’écarter du story-board. Mais ça ne me gêne pas. Il suffit de faire davantage preuve d’imagination au moment de la préparation. Après il n’y a plus qu’à exécuter". L’imagination reste donc le principal moteur du story-board, bien avant les aptitudes à réaliser de beaux dessins, et ce malgré son statut d’œuvre de transition baroque, entre écriture d’un projet audiovisuel et sa réalisation sur le support filmique.