Corto Maltese

Corto Maltese

Oreille gauche percée, favoris soigneusement sculptés, cigarette pendue aux lèvres, Corto Maltese ressuscite une longue tradition d'aventuriers bohèmes épris de liberté.

CLANDESTINO

Globe-trotter insatiable, le marin dandy au flegme effronté revient entretenir sa légende au cinéma. Eternel clandestin, sans papier ni attache, Corto Maltese hisse la bande-dessinée à un nouveau degré d'exigence. En 1967, lorsque son visage apparaît pour la première fois dans la revue italienne Sgt. Kirk, Hugo Pratt définit son héros comme «une riposte à l'impérialisme anglo-américain qui imprègne le cinéma, la bande-dessinée et la littérature» (L'Univers de Hugo Pratt, éditions Dargaud). Passionné par les comics, Hollywood et les westerns, Pratt ne rejette nullement la culture anglophile; l'amour du voyage et l'attrait des différences lui inspirent un personnage «plus méditerranéen» qui deviendrait à son tour «un citoyen du monde», impatient d'assouvir sa curiosité sur les cinq continents. Mi-anglais, mi-andalou, Corto Maltese surgit ainsi des vagues du Pacifique, au large des îles Fidji. Ligoté à un radeau, méconnaissable, il est secouru par Raspoutine, capitaine asocial et dangereusement lunatique. Il faudra attendre les dernières pages de l'album pour le voir revêtir son célèbre uniforme.

LE VRAI CORTO

Hugo Pratt est Corto Maltese. Pour ceux qui l'ignorent encore, la vie du dessinateur est intimement liée à la destinée de son alter ego. Pratt se projette dans la silhouette élancée d'un «gentilhomme de fortune» sarcastique (Tango), et trouve en Corto Maltese le double fictif idéal. Les deux hommes ne partagent aucun trait physique commun, mais leur tempérament frondeur et leur humanisme les rend indissociables. Après une enfance vénitienne, Hugo Pratt ne cessera plus de voyager. Enrôlé par son père dans la police coloniale en Abyssinie (actuelle Ethiopie), le jeune Pratt embrasse la cause des indépendantistes dans les années 50 et tombe sous le charme de sa nouvelle terre d'accueil. Navigateur bravant l'autorité, «[ne croyant] ni aux dogmes ni aux drapeaux» (Fable de Venise), Corto Maltese se promène sans contrainte d'une frontière à l'autre. Dès sa première aventure en 1913, il côtoie pirates, mercenaires, maoris néo-zélandais et cannibales, officiers anglais, allemands ou japonais... Passé maître dans l'art de la narration, Hugo Pratt ancre ses histoires dans un contexte historique mouvementé - la première guerre mondiale, les révoltes indigènes ou le conflit sino-russe -. Mêlant vécu romancé et fiction documentée, les récits de Corto Maltese empruntent volontiers à Melville, Defoe, Stevenson, Conrad et Kipling. Adepte des chasses au trésor, le marin se prend au jeu des énigmes et des cartes à déchiffrer.

BOUILLON DE CULTURES

Avec Hugo Pratt, la bande-dessinée gagne ses lettres de noblesse et s'ouvre aux autres domaines de la culture, tels que le cinéma, la sculpture ou la peinture. Aventurier «informé» (Fable de Venise), Corto Maltese s'intéresse aux mythes et aux légendes et s'initie à l'ésotérisme. Superstitieux, le marin croit «à l'imagination dorée des celtes, à l'imagination luxuriante des tropiques, à celle du vaudou aussi...» (Les Helvétiques) et va même jusqu'à érafler la paume de sa main pour prolonger sa ligne de chance. Fable de Venise débute par un conseil de francs-maçons, Corto Maltese en Sibérie interroge un devin tibétain. Personnage récurrent, Bouche Dorée est une prêtresse experte des sciences occultes à Salvador de Bahia, Shamaël, un grand sorcier abyssin dans Les Ethiopiques. On ne compte plus les références littéraires, de Herman Hesse au Baron Corvo, de Rimbaud à Ernest Hemingway, Lord Byron et Proust. Le visage de Louise Brookszowyc s'inspire des traits de l'actrice Louise Brooks. Le gorille de King Kong daigne même faire une apparition dans Les Helvétiques. Sur sa route, Corto Maltese croise Jack London en correspondant de guerre, l'écrivain journaliste John Reed, le futur Staline, Butch Cassidy et Sundance Kid... Séducteur né, le marin lie très souvent amitié avec des femmes, dont certaines continuent de le hanter.

VOYAGE EN ITALIE

Le sous-titre énigmatique du long métrage de Pascal Morelli, Corto Maltese, la Cour secrète des Arcanes est un hommage appuyé au lieu de naissance de Hugo Pratt, Venise, «ville de rêves et de rencontres, qui excite la curiosité pour les choses lointaines.» (L'Univers de Hugo Pratt). Sentimental et nostalgique, Corto Maltese n'hésite pas à ralentir sa course pour dialoguer avec la lune - double à Buenos Aires - (Tango) et contempler les étoiles en compagnie des moai de l'île de Pâques (). Bercée par les songes et plongée dans un univers comateux, la narration ne suit jamais un tracé défini. Le pragmatique Raspoutine reproche ainsi au «beau marin [d'être] atteint de méfiance envers la raison et d'aversion pour la logique» (La Maison dorée de Samarkand). Livrées au hasard et à la digression, les histoires sont continuellement troublées par des évanouissements et des crises de sommeil impromptus. Dans sa dernière aventure, Corto Maltese se perd dans un étrange labyrinthe harmonique et avoue «ne plus [distinguer] le rêve de la réalité.» (). Toujours plus évidé, le dessin de Hugo Pratt accentue davantage le contraste entre le noir et le blanc, et tend progressivement vers l'abstraction. Les songes abolissent le temps et les distances, et permettent à Corto Maltese de renouer avec de vieilles connaissances. Où qu'ils aillent, Raspoutine, Pandora ou «Elle», l'amour lointain, accompagnent les divagations du héros. Orphelin depuis 1995, Corto Maltese disparaît dans la fiction durant la guerre d'Espagne. Son retour sur les écrans consolera bien des bédéphiles en peine.

par Danielle Chou

En savoir plus

2002 Corto Maltese, la lagune des mystères (réédition de nouvelles)

1988

1987 Les Helvétiques

1985 Tango

1981 La Jeunesse

1980 La Maison dorée de Samarkand

1977 Fable de Venise

1974 Corto Maltese en Sibérie

1972 Les Ethiopiques

1971 Les Celtiques

1970 Corto toujours un peu plus loin

1970 Sous le signe du Capricorne (réédité en deux tomes, Suite caraïbéenne et Sous le drapeau des pirates)

1967 La Ballade de la mer salée

Quelques liens :

Partenaires