Chef operateur - Ombre et lumiere

Voici comprimés pour vous quelques éclaircissements – ou recommandations - sur ce difficile mais passionnant métier, promulgués par deux grands directeurs de la photographie et un metteur en scène: Darius Khondji (chef opérateur sur Delicatessen, Se7en, Alien IV…), Nestor Almendros (chef opérateur sur Les Moissons du ciel, Ma Nuit chez Maud, Vivement dimanche!...) et Clint Eastwood (réalisateur de Sur la route de Madison, Impitoyable, Un Monde parfait…).
FERME LES YEUX ET TU VERRAS
Chaque cinéaste a besoin d’un homme pour éclairer son chemin, et lui apporter toute la lumière dont il a besoin. Plus encore, à bien y regarder, il ne serait pas stupide de décréter que derrière chaque grand cinéaste de notre ère se cache un grand directeur photo. Homme de lumière, tapi dans une célébrité ombrageuse, connu uniquement des initiés; homme parfois contestataire, complémentaire du cinéaste, parfois complice et allié dans les moments difficiles, mais toujours passionné et techniquement imparable. Plus que le réalisateur lui-même, un homme à tout faire. Mais son rôle ne se limite pas à ça selon Nestor Almendros: "Pour moi, les qualités principales d’un directeur de la photo sont la sensibilité artistique et une solide culture. Ce que l’on appelle 'technique cinématographique' n’a, à mon avis, qu’une valeur secondaire: c’est plutôt l’affaire des assistants. Trop de directeurs de la photo se cantonnent dans la technique. Une fois apprises quelques lois de base, on s’aperçoit que leur rôle n’est pas très difficile, surtout lorsqu’ils disposent d’un assistant qui s’occupe du point, des distances et du mécanisme des caméras".
Esthétiquement de convictions différentes, Almendros, Khondji et Eastwood se complètent d’autant plus merveilleusement dans leur quête de l’image qu’ils partagent la même profession de foi artistique, la même intégrité. Dans un monde gouverné par l’image, ils considèrent le cinéma comme un art majeur, et pour le maintenir à un tel niveau, tentent sans relâche de l’élever au-dessus des autres images, de se différencier, de s’imposer en standard pour tous les autres médias, en précurseur. Clint Eastwood: "Le cinéma ne peut imiter l’éclairage homogène d’une série télé, il doit créer des ambiances. Chaque film doit avoir sa propre ambiance. Si l'on commence à penser d’avance au passage du film à la télé, on ne fait plus du travail cinématographique". La photographie d’un film est avant tout un moyen de mise en scène, l’un parmi tant d’autres placés à la disposition du réalisateur, pour illustrer le film. "J’aime utiliser une lumière 'affect', c’est à dire une lumière qui agit sur l’histoire, qui l’éclaire dramatiquement. Beaucoup d’histoires sont affaiblies par une lumière plate, sans relief", précise justement le réalisateur de Mystic River. Dans le même ordre d’idées, Darius Khondji va plus loin dans ses aspirations: "J’aime que les personnages aient une lumière, et une apparence, qui leur soient propres. […] Quand je dirige la photographie d’un film, j’essaie toujours de raconter une histoire dans l’histoire. Je me raconte ma propre histoire dans ma tête et je suis le scénario en y ajoutant mes idées étranges".
CONTRASTE ET MERVEILLES
Comme pour chaque chose artistique, les choix sont guidés par des émotions, des intuitions, un instinct, mais aussi des réflexions intimes et cohérentes. Il faut qu’il y ait du sens. Parfois de manière inconsciente, parfois de manière réfléchie. Darius Khondji: "La lumière n’est pas que convergence, atténuation et montage. La vraie question est de savoir où placer la source. Il faut savoir d’où la lumière doit venir, c’est le plus important. Pour éclairer un acteur, un décor ou un paysage; pour un gros plan, ou un très gros plan, l’infiniment grand et l’infiniment petit. L’important est la place de la source lumineuse par rapport à l’objectif, à votre œil. Mais il faut également savoir atténuer la lumière, et vous débarrasser des ombres, du superflu. La source que vous choisissez doit être justifiée. Il faut se poser la question: 'Comment éclairer cette scène?' Si vous vous concentrez sur cette question dès la préparation, vous obtiendrez un résultat beaucoup plus fort que si vous vous contentiez d’éclairer par réflexe, selon votre bon ou mauvais goût. C’est primordial. Si vous l’envisagez de cette façon, la lumière devient incroyablement forte et puissante, et sa force se répercute sur l’histoire". Se poser sans cesse la question du pourquoi. Se rappeler l’essence d’un geste, d’un regard, d’une obsession. Se souvenir et comprendre le sens initial, le désir originel, l’envie, l’ambition qui a tout éveillé en vous la première fois, et la reproduire, fidèlement. Ou non. S’interroger, tout savoir, être curieux. Il continue: "Pour éclairer un visage, il faut savoir comment jouera l’acteur, quel sera son rôle dans la scène, et dans quelle direction il regardera le plus. Si vous vous trompez sur ce point, tout sera à refaire, faute de précision. La courbure à la base du nez, entre le front et le nez lui-même, laissera passer plus ou moins de lumière d’une personne à l’autre. Quand j’éclaire un gros plan, j’aime saisir le regard d’un visage encore dans l’ombre". Ces désirs se nourrissent d’ambition. Une ambition artistique, et non carriériste, et des intentions vis à vis d’une œuvre, à son profit, et non l’inverse. Un professionnalisme prépondérant et une très forte prise de conscience du pouvoir de la lumière, perçue non plus comme un accessoire mais bien comme un art de créer, un langage où toute la grammaire restait à découvrir.
NUOVO CINEMA PARADISO
Bercé par le cinéma d’avant-guerre, Almendros aimait les films mais rarement leur photographie. Il prit alors quelques résolutions (qu’il mena à bien avec une poignée d’autres) qui perdurent encore aujourd’hui dans le cinéma contemporain comme des règles fondamentales. Retour sur ses premières pensées qui changèrent la photographie de cinéma, et qui vous aideront sans doute à mieux comprendre la réelle poussée en avant de ces trente dernières années: "Je tends à utiliser de plus en plus une source unique de lumière. Je refuse pour le cinéma en couleur cet éclairage typique des années 40 ou 50, composé d’une succession de lumières: lumière principale ou 'key light', compensée par une lumière de remplissage ('fill light'), une lumière venant de l’arrière pour mettre en valeur les coiffures et détacher les personnages de l’arrière-plan, une autre pour le décor, et une autre encore pour les costumes, et ainsi de suite. Dans la réalité, une seule lumière vient normalement d’une fenêtre ou d’une lampe, de deux tout au plus. Et c’est dans la nature et dans le quotidien que je découvre mon inspiration. Une fois établie l’atmosphère ambiante par la lumière principale, les zones qui pourraient rester dans une totale obscurité sont renforcées par une lumière très douce, sans ombres, jusqu’à reproduire la réalité. Je n’utilise pas de 'back light' ou de 'top light', cette lumière que l’on plaçait derrière les acteurs pour donner du relief à leur chevelure. Ou plutôt, je ne l’emploie que si elle est justifiée. Et je n’ai recours aux lampes Fresnel qu’exceptionnellement, pour des effets très spéciaux, lorsque j’ai besoin d’une lumière précise. En intérieurs, ma lumière est également douce ('soft light'), comme peut l’être la lumière naturelle. J’ai pour principe que la lumière soit justifiée: je crois que le fonctionnel est beau, que la lumière fonctionnelle est belle. Et pour les sources lumineuses, j’attache plus d’importance à la logique qu’à l’esthétique. Dans un décor naturel, j’ai recours à la lumière existante, quitte à la renforcer si elle est insuffisante. Dans un décor de studio, j’imagine un soleil extérieur situé en un point précis, et j’étudie comment ses rayons pénétreraient par les fenêtres. Depuis mes débuts, je me suis aperçu que beaucoup de chefs opérateurs utilisaient d’énormes quantités de lumière sans absolue nécessité. De souligner ainsi leur importance, ils laissent croire qu’ils possèdent des secrets. Ils arrivent avec leur fameuse petite mallette pleine de filtres, de tulles, de diffuseurs et de cellules photoélectriques. Mais l’important n’est pas dans les systèmes ni dans les mécanismes de la caméra, mais dans ce qu’elle filme. Ils s’entourent aussi d’une armée d’électriciens et de machinistes. J’avoue que ma nature individualiste m’a toujours protégé d’un tel équipage".
LIGHT SLEEPER
Consumé par ce même désir de réalisme (pour mieux en maîtriser le surréalisme quand il le faut), Darius Khondji est lui aussi un adepte de l’école Gordon Willis (la trilogie Le Parrain, Manhattan, Klute, Les Hommes du Président…), à savoir: "Mieux vaut ne pas assez éclairer que trop. Willis était en effet connu pour sous-exposer régulièrement la pellicule de ses films, brisant ainsi les conventions et révolutionnant complètement la cinématographie. Au fil des collaborations avec Jeunet, Fincher ou Polanski, Khondji a bien évidemment expérimenté différentes factures, dont celle de Willis, avant de trouver sa propre démarche intellectuelle du procédé d’éclairage: "Ce que je n’aime pas faire, c’est éclairer et contre éclairer. J’aime n’avoir qu’une source, ou deux maximum. Je n’aime pas compléter une lumière par une autre. Si vous inondez de lumière, c’est que vous avez peur, vous cédez à la facilité. Si vous manquez de lumière, éclairez plus par en haut, ou par les côtés". Pour prendre un exemple concret, imaginons qu’il faille éclairer un endroit sombre, à l’image du film Panic Room de David Fincher. La sensibilité des pellicules d’aujourd’hui permet un très faible éclairage, mais il y a dix ou quinze ans le résultat à l’image aurait été un noir granuleux et quasi-total. Sur le tournage de Bird, Clint Eastwood fut confronté au problème: "Pour faire une scène avec des gens dans une pièce sombre, on met la source lumineuse derrière la fenêtre, on intercale la pluie et on laisse la lumière uniquement pour produire un effet dramatique. Le reste du temps, il seront dans l’ombre. C’est ainsi qu’on obtient un film avec des hauts et des bas et on évite l’effet télévisuel du décor uniformément éclairé". Une solution graphique et intelligente, à laquelle il s’est résolu, avec l’accord de son fidèle collaborateur Jack N. Green (Impitoyable, Sur la route de Madison). Mais une solution pourtant remise à l’étude par Khondji, qui cherche sans cesse à renouveler: "J’aimerais parfois ne pas éclairer. Ne pas être obligé d’utiliser des projecteurs à pleine puissance. J’aime que les acteurs soient dans la lumière réelle. Pour y arriver, vous pouvez jouer sur la couleur des murs, leurs revêtements et ne pas les éclairer. J’essaie d’éclairer de façon minimaliste. Imaginer comment éclairer avec une seule source. Trouver où placer cette source". Plus le temps passe, plus les films innovent, et moins il reste à inventer. Mais le cinéma a toujours été, est et restera l’art de se poser les bonnes questions. Inspirez-vous-en.
EN SAVOIR PLUS:
Si vous désirez vous documenter, voici à titre indicatif la liste donnée à l’occasion du 75ème anniversaire du ICG (syndicat américain des directeurs de la photographie), regroupant les trente chefs opérateurs les plus importants de ce siècle: Billy Bitzer (aux côtés de D.W. Griffith), Jordan Cronenweth (Blade Runner), Conrad L. Hall (American Beauty, Butch Cassidy et le Kid), James Wong Howe (L’Introuvable, Fantasia), Sven Nykvist (aux côtés de Bergman), Vittorio Storaro (Apocalypse Now), Gregg Toland (Citizen Kane), Haskell Wexler (Vol au-dessus d’un nid de coucou), Gordon Willis (Le Parrain), Freddie Young (Lawrence d’Arabie), Vilmos Zsigmond (Voyage au bout de l’enfer, Rencontres du troisième type), Nestor Almendros (Les Moissons du ciel), Stanley Cortez (La Nuit du chasseur), Allen Daviau (L’Empire du soleil, E.T.), Roger Deakins (Les Evadés, The Barber, Kundun), Caleb Deschanel (L’Etoffe des héros, Une Femme sous influence), George Spiro Dibie (séries TV telles que Quoi de neuf, docteur?...), William Fraker (Rosemary’s Baby), Karl Freund (Metropolis), Janusz Kaminski (La Liste de Schindler, Il faut sauver le soldat Ryan, Minority Report), Darius Khondji (Se7en), Laszlo Kovacs (Easy Rider, Ghostbusters), Arthur Miller (Qu'elle était verte ma vallée), Robert Richardson (Kill Bill, Casino, JFK), Owen Roizman (L’Exorciste, French Connection), Leon Shamroy (La Planète des singes), Dante Spinotti (Heat, Révélations, LA Confidential), Harry Stradling (Little Big Man), Robert Surtees (Ben-Hur, Le Lauréat, L’Arnaque) et John Toll (Braveheart, La Ligne rouge).
Sources:
Quinze ans du cinéma américain (éd. Cahiers du cinéma)
Un Homme à la caméra de Nestor Almendros (éd. Hatier)
Commentaire audio par Darius Khondji du DVD Se7en (éd. Metropolitan)