Bande Original
Dans la vie, il y a deux catégories de personnes: ceux qui ont déjà vu les films de John B. Root et ceux qui n'ont jamais vu les films de John B. Root (et qui veulent en savoir plus). Lecteur, si tu fais partie de la première catégorie, je subodore que tu as déjà fait l'acquisition du triple album sujet de cet article. Au pire, si tu n'as pas encore réussi à le trouver chez ton disquaire, sache que la liste de revendeurs disponible sur Rectangle t'indiquera où t'adresser. Votre serviteur fait partie de la seconde catégorie qui, à une échelle plus large, équivaut à celle des «gens qui achètent des BO sans avoir forcément vu le film avant». Ces bipèdes, à juste titre, peuvent être considérés comme des rêveurs. Grands consommateurs de films, leur paysage mental est très influencé par les images qu'ils ingurgitent. Au final, sous peine de devenir cinglé, il est nécessaire à ces cinémanes (des junkies qui se droguent au cinéma) de diminuer la pression de leur cortex filmique prêt à exploser
Une solution qui vient à l'esprit de ces drogués est l'achat de BO de films peu ou pas diffusés, dans le but d'ouvrir les portes d'un imaginaire suralimenté. Se construire soi-même ses propres fantasmes cinématographiques n'est-il pas plus ludique que la vision passive d'un film dans une salle de cinéma ou affalé sur un canapé? Par exemple, dans les bacs de la Fnac, il est assez courant de retrouver Shaft de Isaac Hayes ou Superfly de Curtis Mayfield. Il y a fort peu de chances pour que les personnes qui ont acheté ces disques aient vu les films originels. Par contre, ces BO d'oeuvres phares de la blaxploitation, en dehors de leurs qualités musicales évidentes, ne peuvent que flatter l'ego de l'auditeur et l'aider à se faire son petit film personnel. Ecouter Shaft, c'est devenir soi-même ce personnage super cool de détective black qui porte un long manteau de cuir. Après, il est toujours possible de tergiverser sur le caractère subjectif de l'écoute de tels disques.
Si Shaft et Superfly n'avaient pas été vendues en tant que BO de films blaxploitation, elles ne remporteraient peut-être pas le même succès. Mais c'est justement le fait de savoir à l'avance que ces disques illustrent des films à la cool qui stimule notre imaginaire et crée un réel plaisir. A la limite, peu importe de savoir qui est le musicien à l'origine des oeuvres dont on a fait l'acquisition. Ainsi, si le triple album de Bande Original est digne d'achat, ce n'est pas parce que c'est un disque composé par Luigee Trademarq, mais d'abord parce que c'est un disque qui regroupe des morceaux composés pour illustrer des films de boules. Ensuite, une lecture de la courte biographie de Trademarq sur le site de Rectangle nous permet cependant de constater que celui-ci n'est pas n'importe qui. On voit ainsi «contrebasse classique avec J.F Jenny Clark», «projets d'avant-garde avec Noël Akchoté et Yves Robert», que des grands noms du jazz français.
Et le disque en lui-même? Le fripon qui l'a acheté et qui l'a déballé constate, après un premier examen du packaging, que celui-ci est placé sous le signe de l'humour potache et de la bonne humeur. La photo de pochette est une parodie d'affiche de James Bond. Trademarq, tel un agent secret obsédé sexuel, est entouré de cinq donzelles nues et pendues à ses basques. Les trois disques portent les sous-titres de Tripe Hot, French Touche et Electroniqua. On se dit tout de suite «Ah oui! Ils sont classés par genres musicaux». En fait pas vraiment: il s'agit juste de jeux de mots. Rien que ces petits détails nous permettent alors d'imaginer qu'un porno peut être autre chose qu'un machin glauquo-crade, avilissant, filmé à la truelle et monté avec les pieds. Peut-être existe-il des oeuvres à la fois ludiques, joliment filmées et basées sur le plaisir (du spectateur, des acteurs, du réalisateur, de tout le monde...).
Au début du premier cédé, un B.Root goguenard joue les MC et présente Luigee Trademarq. La suite nous confronte à un ensemble de compositions mêlant sonorités trip-hop, électro, bluesy et parfois proches de l'industriel. Un titre ressemble énormément à un instrumental des Beastie Boys (pour les initiés, il s'agit de Sneakin' out the hospital sur l'album Hello Nasty). Un autre morceau constitue une improvisation autour des nocturnes de Chopin. Les trois disques semblent avoir été réalisés avec des bouts de ficelles, sur un home studio. Paradoxalement, cela leur confère un charme supplémentaire, qui va totalement dans le sens de ce que l'on pourrait attendre d'une musique de film X. Qu'est-ce-qui est au centre d'un porno? Qu'est-ce qui constitue sa base, son architecture, son squelette...? Tout simplement la gent féminine. Celle-ci est continuellement présente sur Bande Original, et ce par l'intermédiaire de voix féminines et de samples de râles de plaisir utilisés avec finesse. La majorité des morceaux est légère et gracile: on peut sans difficulté employer le terme élégance à leur propos.
Maintenant, mettez un des trois disques sur votre chaîne et concentrez vous sur autre chose: prenez un livre, discutez avec votre copine, regardez la télévision avec le son coupé, faites ce que vous voulez. De temps à autre, redirigez votre attention sur la musique puis reprenez ensuite l'activité que vous aviez entamé. Continuez ces petits allers-retours aussi longtemps que vous le jugerez nécessaire. A force, Bande Original vous met dans un état second... N'auriez-vous pas par hasard envie de faire l'amour avec votre chérie?