Exprimant les troubles de l’histoire de manière constamment renouvelée, le film d’espionnage se définit par son histoire, mais aussi par ses figures, représentatives et complexes. Passé la Guerre Froide, et la chute de l’ennemi communiste, une cinquième période s’est peu à peu dessinée. Sortit en 1989, Permis de tuer est le film le plus symbolique de cette transition vers une nouvelle ère du film d’espionnage emmenant dans son sillage les opus suivant de l’agent 007.

Permis de tuer, la mort d’un mythe

Seizième aventure du célèbre agent 007, Permis de tuer, réalisé par John Glen en 1989, se démarque des autres épisodes de la série, et traduit par ses effets la fin d’une icône, emblème de la Guerre Froide. Les années 80, marquées par un ralentissement des tensions internationales, sont une période difficile pour l’agent britannique, face à un interprète vieillissant (Roger Moore) et à une absence de renouvellement du héros. Le retour aux sources dans un affrontement contre l’éternel ennemi communiste dans Tuer n’est pas jouer(1987), avait permis au film de rajeunir l’image de son héros, par un nouvel interprète, Timothy Dalton, mais le maintenait dans un cadre qui était celui de l’espion depuis 1962. Le film, traitant aussi de l’actualité des années 80 (notamment la lutte contre la drogue aux Etats-Unis et le conflit en Afghanistan), laissait tout de même entendre un désir de changement. Ce bouleversement de la franchise sera opéré par Permis de tuer, premier d’une nouvelle génération de James Bond non-inspiré des histoires de Ian Fleming. Comme les épisodes qui le suivent, le film ne reprend de l’auteur britannique que le nom de son héros. Cette donnée place évidemment le film comme lanceur d’une nouvelle ère au sein de la série, et présente le héros sous des traits qui ne sont pas directement ceux de ses origines. Bien évidemment, on ne peut contester que depuis toujours, les adaptations des œuvres de Ian Fleming n’ont jamais été respectées, mais elles gardaient en elles l’empreinte de l’auteur, ce qui n’est plus du tout le cas ici. De même, toujours dans cette idée de rupture, on note que ce film fut le premier Bond dont la musique ne fut pas composée par John Barry. La rupture esthétique et narrative inscrit le film comme un bouleversement important dans la série, et cela même à une période où la situation internationale change.

Cette configuration mondiale est encore une fois présente dans le film, notamment par les lieux de l’action, par exemple Panama, pays de troubles importants en 1989. L’Amérique réinvestissait alors le pays, chassant la dictature de Noriega, pour y placer une administration chargée de contrôler le canal, vital à l’économie américaine. Néanmoins, la particularité de ce film demeure justement son absence de prise en compte de l’évolution du monde en pleine explosion (la crise panaméenne n’est pas mentionnée). Cette explosion naît au contraire au cœur du personnage même de James Bond. Icône de la Guerre Froide, c’est en annihilant l’image du Super Spy que les producteurs de la plus célèbre franchise de l’espionnage déterminent la fin d’une ère qu’ils ont contribuée à établir, tout en bâtissant à travers ce film les nouvelles formes du genre qui deviendront un modèle dans les années 90. Les signes de la transition du personnage sont observables dès les débuts du film, alors que le personnage de Bond assiste à un mariage d’amis (Felix Leiter, associé américain de Bond depuis 1962). On observe l’agent britannique dans un quotidien inhabituel et son rapport aux émotions s’éloigne des précédentes interprétations de l’espion. Ce revirement s’accompagne d’un lien différent aux femmes : généralement séducteur, Bond devient ici un personnage sensible, face au personnage de Talisa Soto, notamment, mais aussi et surtout Carey Lowell, qui incarne une James Bond girl inédite, plus alter ego du héros, comme le seront les futures Bond Girl, interprétées par Michelle Yeoh (Demain ne meurt jamais, Roger Spotiswoode, 1997) ou Halle Berry (Meurt un autre jour, 2001).

Autres éléments de rupture: le "méchant", ici un trafiquant de drogue, et une intrigue qui s’éloigne du principe de portée internationale de l’action de 007, pour tourner autour d’une simple vengeance. Alors qu’en l’absence d’ennemi soviétique, la portée du combat de Bond poussait à le considérer comme dépendant du conflit mondial, il n’est dans le film question que de vengeance. Bond, assisté de Pam Bouvier (Lowell), poursuit l’homme qui a tué son ami, dans un désir de revanche qui échappe même à la condition de dealer de drogue qui caractérise son adversaire. Mais le plus important bouleversement de cet opus tient dans une scène étrange, au ton décalé, comme survenant maladroitement au sein de l’intrigue. Face à M, James Bond refuse d’opérer en tant qu’espion au sein de l’intrigue internationale que lui propose son supérieur, préférant démissionner. La scène pose en effet de nombreuses questions sur le personnage de Bond à cet instant: régulièrement désobéissant, Bond demeure jusqu’au précédent film un héros imperturbable, fidèle à sa nation et à ses objectifs. Sa démission implique dès lors un désengagement du héros, ou plutôt une rupture avec les objectifs qui étaient les siens, cela pour des intérêts personnels. La scène en elle-même, est d’autant plus intéressante qu’elle sonne incroyablement faux. Le discours de M, totalement démesuré, et le jeu nerveux de Timothy Dalton, font de la scène un monument d’absurdité, ou plutôt un évènement contre-nature: Bond rompt avec ses supérieurs pour exister enfin hors du contexte qui l‘a généré et qui est sur le point de disparaître. Cette existence passe également par une rupture physique de Bond face à ses incarnations précédentes, qui se manifeste par des angoisses, des troubles du héros, et surtout une défiguration du héros blessé, à la fin du film, où Bond, en bout de course, affiche enfin des blessures humaines, une fatigue inexistante auparavant. Désolidarisé de ses attributs précédents, Bond devient humain, et rend compte de deux éléments : la mort d’un mythe, et la naissance d’un héros hybride, évolution de ce sous- genre qu’est le Super Spy au sein du film d’espionnage.

Les répercutions du film furent doubles. D’une part, l’échec public: Permis de tuer est la production Bond qui a (proportionnellement) rapporté le moins d’argent. D’autre part, l’arrêt de la série pendant six ans, pour des raisons financières (batailles de droits), s’expliquant aussi par la difficulté à faire renaître un héros apparu durant la Guerre Froide et dont le besoin d’existence était fonction de celle-ci. Cet arrêt explique que Bond n’a pas vécu la chute du communisme, s’étant désolidarisé de ses principes fondateurs. Le retour du héros surviendra en 1995, avec un nouveau Bond (Pierce Brosnan), mais également un nouveau M (Judi Dench), soit les deux protagonistes de la crise anarchiste du héros. Chacun des deux n’a ainsi pas survécu à la crise internationale et aux évolutions du genre. GoldenEye, réalisé par Martin Campbell, se penche alors sur la nouvelle Russie, et  surtout sur la trahison d’un alter ego de Bond, un agent britannique. L’introduction de ce nouvel opus désigne ainsi ce nouveau visage: "C’est un nouveau monde. Avec de nouveaux ennemis et de nouvelles menaces. Mais nous pouvons toujours compter sur un homme : 007."

Un ennemi intime

Autre trait caractéristique de cette nouvelle période: la menace ne vient plus d’un ennemi commun, l’URSS, mais de l’intérieur. Un trait que la série des James Bond va développer au cours de l’époque Pierce Brosnan et notamment dans Meurs un autre jour. Dans les années 90 James Bond ne connaît comme adversaire que son propre camp, sous des formes diverses. En 1995, GoldenEye, premier Bond incarné par Pierce Brosnan et premier épisode nouveau pour le héros, l’adversaire de Bond est son plus ancien ami, et son partenaire de mission. L’intimité creusée nous amène à connaître plus que jamais le passé de James Bond, notamment la mort de ses parents. Cette intimité parcoure également Le Monde ne suffit pas (Michael Apted, 1999), quand une jeune femme, protégée par M, se révèle criminelle et monte une organisation visant la destruction de Londres. Ces deux films deviennent dès lors un témoignage pour chacun des deux personnages, qui doivent accepter l’existence de traîtres au sein même de leur entourage, si mince soit-il. De la même manière, l’adversaire de Demain ne meurt jamais(Roger Spotiswoode, 1997), est un anglais, magna de la presse et de la télévision, sorte de Rupert Murdoch fictionnel. Mais ce qui nous intéresse dans ce film, c’est l’étonnante collaboration de l’agent anglais avec une Bond girl inédite, puisque appartenant aux services secrets chinois,  ce à l’heure de la reddition de Hong Kong à la Chine. La mise en avant de l’actrice Michelle Yeoh dans le film, ainsi que la bonne entente des services secrets chinois et anglais, est ironique au regard de l’actualité et sous-entend nécessairement une démarche commerciale de la part de la MGM pour imposer son espion au sein d’un marché qui s’ouvre alors au monde.

Ces éléments divers et répartis au sein d’une filmographie nouvelle, trouvent tous un écho dans Meurs un autre jour, représentatif de la fin d’un cycle. En effet, il est le dernier film prolongeant l’image du héros de la Guerre Froide - avant de lui faire subir un "lifting" pour Casino Royale, nous faisant re-découvrir les débuts du héros de Ian Fleming, avec Bond sous les traits d’un jeune comédien. Cette transition passe dans le film par un constant retour en arrière, un rappel de la série, au travers des objets, des lieux ou des personnages. Ainsi, la visite du laboratoire de Q nous permet de visiter un véritable musée de Bond, avec quelques-uns de ses gadgets mémorables (la montre laser, la chaussure munie d’un couteau). De la même manière, la présentation de la Bond Girl Jinx (Halle Berry) est supposée nous rappeler Ursula Andress, soit la première Bond Girl, et son légendaire Bikini. Enfin, d’autres éléments se greffent au sein de l’intrigue, notamment la base ennemie, sosie de celle de L’Espion qui m’aimait, ou encore des répliques évoquant les titres de précédentes aventures de Bond… L’émergence d’un culte du personnage apparaît en filigrane dans le film, signant un rapport évident entre le héros et son passé, jusqu’à sa conclusion. Cette approche nous amenant, bien évidemment à rapprocher Bond, ici, des personnages que nous venons d’évoquer, eux aussi héritiers du genre, en quête de conclusion. Cet épisode, baptisé justement Meurs un autre jour, plus en rapport avec la saga qu’avec le propre du récit. Le film s’impose néanmoins plus en adéquation avec son temps qu’avec le passé. Au delà de ces considérations historiques, c’est la présentation de l’ennemi qui nous apparaît ici comme un élément particulièrement intéressant dans ce développement. 

Résumons tout d’abord la situation dans laquelle Bond se trouve: enfermé en Corée du Nord pour avoir failli à sa mission, trahi par une taupe au sein des Services Britanniques, puis, une fois relâché, mis en arrestation par son propre service. Dès lors, Bond s’inscrit dans la lignée des films de la période contemporaine, plus encore à Permis de tuer. Dans un prolongement plus direct, son renvoi, signe des temps, autorise également à Bond de nouvelles démarches. Ainsi, ce dernier mis à pied va chercher de l’aide en Chine, supposée ennemie du Royaume Uni. Au-delà d’un intérêt commercial, il s’agit aussi pour Bond de laisser place à un effacement de la lutte communiste, alors que sa mission l’amène également à Cuba, autre bastion de cette cause. L’ennemi, Nord Coréen, devient une cible inédite, Bond ne luttant plus contre l’idéologie, mais contre un individu. Ce méchant qui de lui-même incarne une nouvelle forme d’ennemi, plus symbolique que crédible. En effet, Gustav Graves, millionnaire récemment anobli par la Reine, incarne un ennemi inédit, en ce sens qu’il est en réalité le général nord-coréen Moon, transformé physiquement par un médecin en homme de type occidental pour mieux servir ses plans de destructions mondiales. L’intérêt serait déjà tout à fait évident (l’ennemi intérieur est en fait un communiste déguisé), si l’on n’apprenait au cours du film, que le général Moon a été envoyé faire ses études en Angleterre auparavant et qu’il en est revenu changé, plus dangereux qu’auparavant.

Ainsi, ce n’est plus la cause Coréenne qui crée l’adversaire de Bond, mais bel et bien son éducation occidentale,  et ainsi son travestissement ne fait que traduire la corruption au sein des nations initiant à ces même travers. Plus encore, l’opposition finale du supérieur de Moon traduit l’absence de menace Coréenne au profit d’un adversaire qui, à sa manière, incarne également l’espionnage, homme sans visage et sans nation, poursuivant des objectifs à échelle mondiale. La figure de l’ennemi traduit ainsi un ancrage, au sein du genre, dans cette représentation du mal, cela au profit même du rejet de l’une des plus grandes menaces internationales (la Corée du Nord), qui si elle n’est jamais ignorée, passe évidemment au second plan de l’intrigue. L’image est d’ailleurs renforcée par le personnage de l’autre Bond Girl, Miranda Frost, agent du MI6 trahissant Bond et son pays au profit de Drake, soit la seconde trahison d’un espion anglais dans toute la série des Bond, après celle de GoldenEye. Ces éléments s’ajoutent pour concevoir ainsi Bond dans une nouvelle ère où l’adversaire est un personnage intime, au déni de la menace extérieure. La conclusion que porte ce dernier chapitre des aventures de l’espion implique la période mais aussi et surtout confirme notre hypothèse de départ.

Pierre-Marc Gagnon

Extraits de Le Film d’espionnage, définition et évolution d’un genre