Références chronologiques, évolutions et traits particuliers du film d’espionnage suivant les cinq périodes qui segmentent et définissent le genre.

NAISSANCE D’UN GENRE

Selon James Robert Parish, le premier film d’espionnage, accompagnant la menace du premier conflit mondial serait Lucy Love, girl of Mystery, film de Francis Ford datant de 1914. Pour autant, on trouve, dès 1897 chez Méliès, un film nommé Exécution d’un espion, et surtout en 1907 une adaptation du roman de James Fenimore Cooper, nommée The Spy: A Romantic Story of the Civil War (1907), lequel est, on l’a vu, référencé par de nombreux auteurs comme l’un des premiers romans proprement d’espionnage. Ces deux éléments nous indiquent que le genre n’est pas né directement avec la Première Guerre Mondiale, mais avec le cinéma. Toutefois, une fois encore, l’impossibilité de voir ou de connaître le scénario de ces films, rend difficile le lien établi entre ces films et le film d’espionnage. De même, la petite dizaine de films référencés avant le film de Francis Ford ne permet pas de déterminer une vraie naissance du genre, les informations sur ces films demeurant limitées. Le genre naît ainsi inspiré par les conflits précédant (ou préparant) la Première Guerre Mondiale.  Le héros, pas encore espion professionnel, le devient malgré lui, par vengeance personnelle ou désir de servir les intérêt de sa nation. Le cadre de la guerre entraîne de nombreuses œuvres patriotiques, surtout aux premières heures du conflit, en 1914, plus riche que les autres années, pour des raisons autant économiques qu’humaines. On note tout de même un regain de la production en 1917, lors de l’engagement américain dans le conflit. Cette accentuation se remarquera d’ailleurs avant la Seconde Guerre Mondiale, quand le président Roosevelt commandera des œuvres de propagande pour encourager l’Amérique dans la guerre.

LES ANNEES 30 ET LA MONTE DU NAZISME

C’est la grande dépression qui voit le genre décliner, dans les années 30, aux Etats-Unis. L’espionnage abandonne un temps les préoccupations "historiques" de la Première guerre Mondiale pour se focaliser sur la montée des états totalitaires en Europe. Né en Angleterre dans les années 30, le film d’espionnage connaît un nouveau visage, plongé dans la menace de ses voisins, ancré dans le quotidien et les préoccupations des européens, tandis que l’Amérique se replie sur elle-même. L’ennemi désigné de ces films n’évolue pourtant pas, il est toujours Allemand, mais cette fois nazi. Ces méthodes évoluent également, de la guerre à la menace qui germe dans une Europe en crise. Des cinéastes tels que Alfred Hitchcock tournent de nombreux films qui font naître, comme nous l’expliquions, un cycle cinématographique anglais symbolique de l’époque, repris aux Etats-Unis  en 1939, avec des œuvres telles que Confessions of a nazi spy en 1939, ou plus tard Man Hunt, datant de 1941, juste avant l’entrée en guerre des Etats-Unis. Il est à noter que de nombreux facteurs ont empêché l’industrie américaine de développer des films d’espionnage mettant en scène la menace nazie, notamment la censure gouvernementale qui désirait alors rester en bon terme avec les états totalitaires importateurs.   Il est également à noter la construction exemplaire des films d’espionnage de cette période. Mêlant l’espionnage au conflit armé, le film d’espionnage n’était jusqu’à présent que difficilement envisageable sans la guerre. Le principe de paranoïa définissant le genre, permet d’envisager le film d’espionnage comme un genre à part entière. Ainsi, Fritz Lang avec Spione (1928) et Man Hunt (1941) ou Alfred Hitchcock avec Thirty nine steps (1935)  et surtout Secret Agent (1936) sont les grands pionniers du genre. Nous constatons, enfin, que ce dernier film, d’après Somerset Maugham, est l’exception définissant le film d’espionnage de la période, puisqu’il met en scène un agent secret professionnel, ce qui n’était pas la règle du genre alors.

LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Dès 1939, on note une explosion du nombre de films d’espionnage. D’une production constante dans les années 30, l’année 39 multiplie par quatre la production de ce type d’œuvre sur l’année précédente, 1940 perpétuant les mêmes chiffres. C’est avec l’engagement américain que naît totalement la troisième  période du film d’espionnage. Impliquée dans le conflit, on le disait, le président américain Roosevelt, commanda à Hollywood d’agir en faveur de l’intervention américaine sur le conflit. Le film d’espionnage, ainsi que le film de guerre ou le mélodrame, prirent alors des tournures d’actualités, évoluant vers une action patriotique profitant à l’Amérique et ses alliés. Le mélange se remarque notamment dans le cas de films tels que Casablanca (1942) de Michael Curtiz, où les enjeux internationaux du conflit amoureux entre les différents protagonistes donnent à l’œuvre des accents de film d’espionnage. On compte également, en 1941, un grand nombre de "serials" au cinéma, notamment les Sky raiders ou Sea raiders, mettant en scène l’effort de guerre.  Les méfaits des espions étrangers sur le territoire américain, ou encore les efforts des citoyens pour contrer l’invasion nazie sont mis en scène. On note une évolution sensible de cette production de guerre, passant de  d’un grand nombre de films d’espionnage (de 39 à 41), à la mise en scène des conflits armés dans les années qui suivent. On compte ainsi plus de 200 films ayant trait à l‘espionnage de 1941 à 1945. On relève dès lors, parmi ces œuvres, dans la guerre et surtout en lien avec l’espionnage, les interventions de héros nationaux tels que Sherlock Holmes en Angleterre, ou même Tarzan, démantelant les réseaux de renseignements nazis infiltrés, dans des aventures toujours fantaisistes.

Le cinéma, ancré dans le conflit met en scène diverses opérations, notamment le sauvetage de prisonniers, rendus possible par l’intervention d’agents secrets, ou encore le vol d’informations vitales ou d’inventions diverses, notamment les systèmes de cryptages allemands, qui reviennent dans le genre de manière récurrente. Les films d’espionnage s’affichent alors comme les instruments des autorités, agissant comme miroir déformant, sorte de documentaires fictionnels pour le public en mal d’informations, à la gloire des soldats et des engagés partis au front. La fin de la guerre mettra un terme à la production en masse de ces films et en revenant sur le conflit, le genre embrasse un regard plus censé sur la guerre et surtout sur l’espionnage: Five Fingers (1952) de Joseph L. Mankiewicz, par exemple, reprenant l’histoire du valet de chambre-espion Cicéron, ou les nombreux films traitant de l’espion Mr Sorge, l’un des grands hommes de l’ombre du conflit. La période de la Seconde Guerre Mondiale s’achève de manières différentes suivant la façon dont on l’aborde. L’exploitation du conflit, extrêmement riche en histoires, se prolonge thématiquement jusqu’en 1978 d’après Roland Lacourbe, avec toutefois un ralentissement de la production sur ce sujet. De même on pourrait ajouter que les films traitant de l’espionnage, au delà des années 50, dépassent le cadre du conflit mondial, et épousent sensiblement à la fois le film de guerre (déjà évidemment omniprésent, constamment mêlé à l’espionnage), mais aussi au courant nouveau, ciblant un nouvel ennemi, dans de nouvelles perspectives.

LA GUERRE FROIDE

C’est à la suite des accords de Yalta, et surtout à la rencontre de Potsdam, que naît le conflit entre URSS et USA, période de divergence politique et morale, de "coexistence pacifique" parsemée de conflits divers, vivant sous la peur d’une menace atomique globale. Ce climat de paranoïa est évidemment propice à une nouvelle évolution du film d’espionnage, du fait de l’importance donnée, en ces temps de pacifisme menaçant, aux services secrets, notamment les célèbres KGB, CIA, Deuxième Bureau et MI5, acteurs de cette nouvelle ère. L’espionnage devient non seulement l’instrument premier de la période mais aussi et surtout le seul genre demeurant exploitable sur la menace contemporaine, en l’absence de conflit international armé déclaré. Cette implication de non guerre a également pour effet de transformer les héros du genre, de simples citoyens menacés par l’émergence d’un conflit, définissant l’avant 1945, aux espions professionnels, devenu héros face à la menace silencieuse, mais aussi et surtout seuls personnages viables au cœur d’un conflit international, constamment délocalisé. Toutefois, il convient de nuancer cette règle. Si l’immédiate après-guerre met en avant les grands espions de la Seconde Guerre Mondiale, appuyant le changement, la Guerre Froide dans le film d’espionnage prend ses premières racines dans le Maccarthysme de la fin des années 40. La plupart du temps réadaptant des scénarios mettant en valeurs d’anciens ennemis très divers (le gangster des années 30 ou le Nazi de la guerre), Hollywood, pour se dédouaner des attaques de la Commission des activités anti-américaines, réintroduit l’espionnage au sein de l’Amérique même. Ainsi, des œuvres comme The Iron Curtain de William Wellman en 1948, basé sur les révélations d’Igor Gouzenko, font office de démonstration anti-communiste pour les studios Hollywoodiens harcelés. Le film I was a communist for the FBI, de Gordon Douglas (1951), reprend la trame de Confessions of a Nazi Spy d’Anatole Litvak (1939), et le film de Samuel Fuller, Pickup on South Street (1953), reprend la trame d’une affaire de trafic de drogue ainsi qu’une esthétique de film de gangster pour parler de l’invasion du communisme sur le territoire américain.

La période des années 40 et 50 reprennent un chemin patriotique avec quelques belles exceptions déjà engagées durant la Seconde Guerre Mondiale poussées par les pressions nationales et les tensions intérieures. Ainsi, en adaptant The Quiet American (1958), charge contre l’espionnage américain du Britannique Graham Greene,  Joseph L. Mankiewicz déforme le propos du livre et rend totalement absente la présence incontestable de la jeune CIA en Indochine. Les années 60 voient, en revanche la figure de l’espion devenir le centre incontournable du genre. Deux formes s’opposent dès cette période, le Super Spy et l’espionnage réaliste, réaction antagoniste au précédent. Le Super Spy, incarné principalement par James Bond, puis, du fait du succès commercial de ce dernier, par de nombreuses copies, plus ou moins fidèles, est un cas particulier du film d’espionnage qui définit d’ailleurs, selon certains auteurs, le genre entier. Il naît de la nécessité de nouvelles figures de l’espionnage accompagnant les évolutions morales de la société, mais aussi du nouveau visage pris par le conflit, plus tendu, l’espionnage se distinguant de ces conflits, non plus miroir de la société, mais aveuglement pour le peuple. La figure de Bond, née de l’auteur Britannique Ian Fleming, qui émerge du film Dr No (Terence Young, 1962), non seulement révolutionne le genre, mais aussi et surtout en déforme les préoccupations essentielles. Bond, à la fois séducteur et véritable machine mortelle, agit dans un environnement qualifié à l’époque de science fiction, où des ennemis, à la solde des Russes ou agissant dans le contexte des blocs (cherchant à influencer le cours des évènements), projettent la destruction du monde, contre lequel le Super Spy est la seule riposte envisageable.

Les successeurs de Bond, la plupart du temps mauvaises copies, définis également comme parodies, se nommèrent Flint, incarné par Lee Marvin (In like Flint, Gordon Douglas, 1967) ou encore  Matt Helm, incarné par Dean Martin (The Silencers, 1966). L’explosion de sosies de 007 se note même en Italie, durant l’année 1966, où l’on dénombre plus d’une dizaine de films pastichant le Super Spy. S’il serait tentant de séparer la figure du Super Spy des autres cycles de la guerre froide, il n’en est pas moins indissociable de cette période et de ses préoccupations. Ce dernier est une évolution logique du cycle ultra patriotique précédent, par sa lutte contre le communisme et ses sous-entendus. D’autre part, il semble impossible de limiter le film d’espionnage à James Bond (comme le fit, par exemple Charles Derry), malgré sa popularité et l’assimilation générale de l’espion à cette figure emblématique. Si le Super Spy incarne une figure singulière du genre, elle n’en est pas moins inséparable d’un autre type d’espion emblématique qui émerge durant la période, ancré dans la réalité humaine et politique du monde qui l’entoure.

Sous l’impulsion d’auteurs tels que John Le Carré ou Len Deighton, héritiers de l’approche réaliste de Graham Greene ou Somerset Maugham, le film d’espionnage connaît également dans les années soixante, un autre mouvement visant à dénoncer la réalité de la guerre froide et de l’espionnage au quotidien. The Man who came in from the cold, d’après Le Carré et adapté par Martin Ritt en 1965, ou The Ipcress File (Sydney J. Furie, 1965, d’après le personnage crée par Len Deighton), sont des œuvres présentées alors comme ouvertement opposées aux fictions fantastiques de Ian Fleming, épousant le conflit littéraire observé sur la période de la Guerre Froide. On note toutefois certaines similitudes dans l’exploitation commerciale de personnages populaires, notamment le Harry Palmer de The Ipcress Files, qui reviendra quatre fois à l’écran, toujours incarné par Michael Caine, particulièrement dans deux suites, en 1966 et 1967, mais aussi deux films dans les années 90.

Cette approche réaliste de la coexistence pacifique, donne naissance, à la fin des années 60 et dans les années 70, à une nouvelle approche du genre, toujours en phase avec l’actualité, mais désertant les espions pour intervenir dans le quotidien des américains, jouant sur les excès des services du gouvernement américain, mais aussi sur les dangers de l’espionnage au sein de la société civile. Porté par de nouveaux cinéastes, et accolé au film de conspiration, genre en explosion alors, le film d’espionnage subit l’influence des dégâts causés en Amérique par l’échec au Vietnam, l’assassinat du Président Kennedy (1963) et l’affaire du Watergate (1974). Des œuvres,  telles que The conversation (Francis Ford Coppola, 1974) ou Three Days of the Condor (Sydney Pollack, 1975) incarnent le malaise de l’intrusion dans la vie privée des Américains, le jeu du pouvoir exercé par les services secrets devenus dangereux. Les années 80, marquées par une relâche importante de la tension entre les deux blocs, signent la fin progressive de la période. Si la figure symbolique de James Bond demeure, elle n’en reste pas moins marquée par les effets du relâchement soviétique. Les accords signés en 1983 sur le désarmement progressif des deux puissances, ainsi que la crise économique intérieure qui atteint ses sommets aux USA, marquent le retour à de nouvelles préoccupations, tandis que les conflits internationaux, comme à Beyrouth, ne préoccupent plus le cinéma américain. A l’aube des années 90, le film d’espionnage est au plus bas.

LA NAISSANCE D’UNE NOUVELLE ERE

Passé la Guerre Froide, et la chute de l’ennemi communiste, une cinquième période semble se dessiner, inédite et incertaine, à la fois héritière des périodes du genre, mais souffrant elle aussi d’évolutions singulières. Il est difficile de parler d’une date précise pour caractériser la fin de la Guerre Froide, et la naissance d’une nouvelle ère pour le genre. Pour autant, une succession d’évènements nous apparaît à l’étude des simples faits de l’histoire, dont la logique étonnante nous amène à tous les considérer comme un mouvement unique vers cette conclusion. Démarrant en 1988, se concluant en 1994, l’histoire venait progressivement tirer un trait global sur ce qu’il resterait de la plus grande époque de l’espionnage de l’histoire. Les deux grandes dates clés, considérées comme celles mettant un terme à la guerre froide selon l’opinion générale, concernent la chute du mur de Berlin (le 9 novembre 1989) et la réunification de l’Allemagne, un an plus tard (le 3 Octobre 1990). La fondation de la CEI, le 21 Décembre 1991, marque enfin la chute de l’URSS et l’arrivée d’un nouveau pouvoir en Russie. S’ensuivent, fait important, de nombreuses arrestations, traçant dans le paysage de l’espionnage, la fin de la période. Bien qu’étalées dans le temps, celles-ci ferment la boucle d’une conclusion difficile, de la mort de Philby aux arrestations, en 1991, de Markus Wolf, ex chef des renseignements de la RDA, et surtout en 1994 de Aldrich Ames de la CIA, qui travaillait en fait pour le KGB et recrutait en masse des agents russes pour l’agence américaine.

Si la fin de ces deux agents doubles (Philby et Ames) signe la mort historique de la Guerre Froide, de la même manière, au sein du genre, c’est durant cette même période que naît une nouvelle ère pour l’espionnage, initiée par deux œuvres, une Britannique et une Américaine, chacune portant les stigmates du passé et du genre, tout en épousant littéralement de nouvelles préoccupations. L’une clôture le chapitre Bond (Permis de tuer), l’autre ouvre l’important chapitre Jack Ryan (A la poursuite d’Octobre Rouge), la fin d’un mythe (pour mieux renaître) et la naissance d’une nouvelle figure du genre. Accompagnant cette évolution, un autre attribut de la période contemporaine tient plus spécifiquement dans l’approche de l’ennemi dans les années 90. On l’a vu, les menaces internationales ne manquent pas. Pour autant le signe particulier de l’ère contemporaine tient dans un repli sur soi-même, plus précisément une critique de l’espionnage au sein des nations, de la surveillance et des méthodes pratiquées pour protéger les peuples occidentaux. Cette notion, devenue constante, est bien évidemment l’héritage du cinéma d’espionnage des années 60-70, né des tourments de la Guerre Froide, mais elle est aussi le résultat de deux éléments nouveaux et importants. Le premier est la disparition d’un ennemi commun, l’URSS, qui ne laisse au cinéma que la possibilité d’exploiter les dernières peurs des nations : leur propre gouvernement ainsi que la volonté de survie des réseaux d’espionnage. Le second passe par cette « relaxe » des tensions internationales et vient de la nécessité des grosses productions, que sont les films d’espionnage, de pouvoir être distribuées dans des pays incriminables comme la Chine, marché en expansion. L’importance de la censure étrangère est bien évidemment à considérer et les efforts des studios pour ne pas brusquer ce fragile équilibre commercial prive probablement le cinéma américain d’une exploration autre que celle de leur propre menace.

Pierre-Marc Gagnon

Extraits de Le Film d’espionnage, définition et évolution d’un genre