Au début des années 80, trois auteurs de science fiction choisissent le XIXe siècle britannique, apogée de l’ère victorienne, pour développer un roman. Le premier, K.W. Jeter, publie en 1979 Morlock Night, où les monstres de La Machine à explorer le temps retour-nent dans le passé pour envahir les égouts de Londres. Dans le second roman, Les Voies d’Anubis (1982), Tim Powers raconte l’aventure d’un spécialiste de la poésie anglaise trans-
 
porté dans la capitale anglaise en 1810, et affrontant magiciens et mendiants dans les bas-fonds londoniens. Enfin, James P. Blaylock écrit en 1986 Homunculus, récit barré autour d’une créature étrange que convoitent de multiples personnages, une fois encore dans le XIXe siècle londonien. Ces trois publications fondent un sous-genre de la science-fiction, désigné par une évolution du néologisme cyberpunk, où le préfixe cybernétique est remplacé par le terme steam, une évocation de l’ère de la vapeur. Selon le journaliste américain Douglas Fetherling, le courant steampunk s’efforce d’imaginer "jusqu’à quel point le passé aurait pu être différent si le futur était arrivé plus tôt". On parlera en français de rétro-futurisme. La Ligue des gentlemen extra-ordinaires est le digne représentant graphique du courant, choisissant elle aussi l’ère vic-
 
-torienne pour exposer ses aventures fantastiques. Un pont au-dessus de la Manche doit être achevé en 1902, zeppelins et ballons règnent sur le ciel des grandes capitales, et le Royaume-Uni envisage une expédition sur la Lune en 1900. Rouages, écrous et vapeur règnent en maître, et un matériau purement fantastique, la cavorite, permet aux engins de voler. Ne serait-ce que pour cet univers rétro-futuriste, l’œuvre d’Alan Moore et Kevin O’Neill vaut le détour: le steam-punk possède un charme étrange qui joue avec notre connaissance du passé, exploitant nos fantasmes d’une Histoire qui aurait pu être différente, fascinante. Mais ce décorum d’apparat dissimule le véritable intérêt de ce comic-book, un morceau de bravoure purement jouissif: La Ligue est un bijou méta-textuel.



Puisant dans les plus grands classiques de la littérature fantastique, Alan Moore crée un méta-texte, terme de comparatiste désignant un texte original basé sur des œuvres préexistantes. Jules Verne, Stevenson, Bram Stoker, H.G. Wells, Lewis Carroll, Edgar Allan Poe, H.P. Lovecraft (pour ne citer qu’eux) sont tous les parrains assumés du comic-book, première œuvre gra-phique de littérature comparée. La Ligue est un jeu constant avec le lecteur, qui passe son temps à deviner la véritable origine d’un personnage secondaire ou d’un détail journalistique. Épaulé par le graphisme détaillé de Kevin O’Neill (Marshall Law), le génie narratif d’Alan Moore (Watchmen, From Hell) ne cesse de multiplier les références et crée un puzzle qui dépasse de loin les pages dessinés. Chaque "issue" propose ainsi une
 
partie texte constituant le chapitre d’une autre aventure vécue par l'un des personna-ges principaux ou par d’autres figures littéraires connues - ces textes ne sont pas tra-duits dans l’édition française. Le premier volume comprend donc une histoire indépen-dante, Allan and the Sunde-red Veil, récit sous influence lovecraftienne où Allan Qua-termain affronte lors d’un rêve Morlocks et Grands An-ciens en compagnie du héros de La Machine à explorer le temps, de Randolph Carter et de son grand-père sudiste (héros de Démons et Merveilles de Lovecraft). Quatermain mentionnera ce rêve lors de la deuxième aventure de La Ligue, et l’on découvrira que ce texte faisait partie du schéma narratif général, proposant même des indices sur le destin d’un personnage principal. Échos, renvois et résonances sont des procédés narratifs chers à Alan Moore, (Watchmen), et ils sont ici
 

d’une profondeur fascinante dans leur culture littéraire: au milieu des mythes et des légendes, l’histoire se pour-suit dans le deuxième vo-lume jusqu’en 1912, où l’on découvre, à travers le New Traveller’s Almanac, d’au-tres ligues, d’autres personnages, et toujours plus de références. Véritable diction-naire littéraire, La Ligue n’en finit pas de s’étendre à mesure qu’on la dévore.



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Un dictionnaire, certes, et une bonne claque, une gâterie graphique qui ravit nos cœurs de fans, titille nos cerveaux assoupis. S’il est nécessaire de lire et relire le comic-book pour saisir les allusions, dénouer les intrications pluri-textuelles, la rouste visuelle est immédiate. Qu’il soit intime ou gigantesque,
 
le fantastique est dans chaque esquisse, décor ou arrière plan: il n’est jamais ébahi et naïf, régurgitant bêtement des personnages déjà écrits. Les petites cases auscultent les héros dans leurs moindres vices: le visage sombre du majestueux Nemo évoque l’honneur impitoyable, deux yeux verts et une écharpe rendent Mrs Murray mystérieuse, et l’on doute toujours du physique émacié de Quatermain. Le spectacle s’épanouit dans des grandes cases sanglantes (Mr. Hyde mord, désosse, arrache) et grandioses (la bataille aérienne entre l’armée du Docteur et celle du Professeur). Violente et cynique, La Ligue est clairement du côté des monstres, plus honnêtes et francs que ceux qui les com-
 
mandent. Dans toute leur démesure et leur monstruosité, ces êtres surnaturels, ces fous sont les seuls héros possibles d’un Royaume-Uni suintant l’orgueil et la traîtrise, l’illusoire supériorité de ceux qui ordonnent et se dissimulent, lâches et impuissants. Pour Alan Moore et Kevin O’Neill, Mr Hyde est la meilleure chose qui soit arrivé au Dr Jekyll car, dans leur monde, l’homme trahit quand le monstre se sacrifie. Lettrée et monstrueuse, inventive et violente, lucide et humaniste, belle et émouvante, La Ligue des gentlemen extraordinaires est une œuvre d’une rare intelligence.