Table ronde: Autour du fantastique chez Eastwood

Table ronde: Autour du fantastique chez Eastwood

L'exercice de la table ronde n'est pas chose aisée lorsque l'on s'attaque à un tel cinéaste. Les références affluent, les oublis aussi. Pourtant, ce thème du fantastique se fait de plus en plus évident dans la magnifique filmographie de Clint Eastwood réalisateur. L'occasion pour nous de revenir sur ce thème pour la sortie de son dernier film, Au delà...

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Anthony Sitruk - Mystic River est l'œuvre la plus représentative de la persistance du fantastique chez Clint Eastwood. S'il n'a jamais abordé frontalement le genre (Space Cowboys est avant tout une comédie de science-fiction, et Firefox un film d'espionnage), la présence de l'imaginaire et du fantastique, et plus précisément la figure du fantôme restent une récurrence dans toute l'œuvre du réalisateur. L'on pourra bien entendu étayer cette discussion de nombreux exemples piochés dans ses films, mais son dernier chef d'œuvre est sans doute celui dans lequel le genre, à travers le destin de ces trois adolescents passés à l'état spectral suite au violences subies par l'un d'entre eux, reste le plus persistant. Le titre reste d'ailleurs prémonitoire, comme si la présence de cette rivière en arrière plan constituait une menace surnaturelle, ou le refuge des corps maltraités - l'on pense tout de suite à la série télé Twin Peaks avec laquelle le film entretient certaines concordances.

Julie Anterrieu - Mystic River est certes très marqué par cette notion du fantastique, notamment lors des scènes de délire de Dave (le personnage interprété par Tim Robbins)…

Anthony Sitruk - La référence à Carpenter à ce moment est d'ailleurs aussi légitime (les deux hommes ont les même références, le même amour pour un cinéma américain classique, proche des figures de Hawks, Ford…) que réjouissante.

Julie Anterrieu – D'ailleurs c'est intéressant de voir qu'il fait référence au seul réalisateur au monde capable de faire de ses films fantastiques de véritables westerns. Mais, pour en revenir à notre sujet, il ne faut pas oublier qu'avant Mystic River, Clint Eastwood s'était essayé au genre de manière assez marquée dans L'Homme des hautes plaines, Pale Rider, mais surtout Minuit dans le jardin du Bien et du Mal. Ce film semble être totalement oublié dans la carrière du réalisateur, pourtant il est tout à fait représentatif de son style tout en regroupant la plupart de ses thèmes récurrents. Le fantastique y est présent de part en part. Il s'ouvre sur une tombe sur laquelle est inscrit "And the angels thing" et se clôt sur le rire d'une prêtresse vaudou. On y voit un homme promenant un chien invisible, un avocat plaider au tribunal avec un grigri dans sa poche sans oublier les deux scènes de discussion avec les morts dans le cimetière de Bonaventure. La phrase la plus importante du film est certainement celle prononcée par Minerva "To understand the living, you got to comune with the dead". En ce sens le film rejoint grandement Mystic River dans le développement de l'influence que les morts ont sur les vivants.

Anthony Sitruk - Plus j'avance dans l'exploration des films d'Eastwood et plus la référence à Twin Peaks me semble évidente : même désir de présenter une ville-bulle, dans laquelle les apparences sont trompeuses et cachent un univers fantastique, glauque parfois, et dangereux. Dans cette optique, je te rejoins donc sur la comparaison avec Minuit dans le jardin du bien et du mal (les affiches des deux films sont parmi les plus belles de la filmo du cinéaste, par ailleurs). Les villes décrites sont similaires, bien qu'opposées dans leurs teintes et leur climat : même calme apparent, mais au delà il y a les secrets, les tabous une véritable mafia souterraine…

Julie Anterrieu – Ces thèmes de tabous et secrets, sont d'ailleurs très présents dans tous les films "fantastiques" de Eastwood. Il y a toujours à la base, un secret connu de tous mais qu'il ne faut jamais évoquer de peur de réveiller les vieux démons.

Anthony Sitruk - Le tout symbolisé, on y revient, par cette rivière du titre, que l'on voit peu, mais qui cache tous les secrets enfouis de la ville. Il est intéressant de constater à quel point cet aspect fantastique de l'œuvre du cinéaste s'est élargie au fur et à mesure des années… Dans L'Homme des hautes plaines, dans Pale Rider, si je ne m'abuse, le fantastique était principalement représenté par l'aspect fantomatique de l'acteur. Pas dans Mystic River. Ou pas seulement en tous les cas.

Julie Anterrieu – Il y a effectivement eu une évolution du fantastique dans l'œuvre de Clint Eastwood, mais à mon sens elle ne se situe pas au niveau du passage d'une seule personne à un tout mais plutôt dans la progression de sa représentation. Alors qu'au début de la carrière du réalisateur le fantastique n'est que suggérée ou évoqué de manière implicite, il va peu à peu être nommé voire montré. Dans L'Homme des hautes plaines, par exemple, il y a déjà une très grande implication de la ville et de sa communauté. Elle peut même être considérée comme le réel personnage principal du film. C'est elle qui a transformé l'étranger en fantôme et le fait qu'il la fasse peindre en rouge en écrivant " Hell " sur le panneau à l'entrée est tout à fait révélateur de cette idée. Les fautes commises un an plus tôt ont fait perdre à cette bourgade toute son âme. Elle est hantée par l'esprit de l'Inspecteur Duncan que l'on ne voit pratiquement pas, mais qui est constamment évoqué. De plus c'est assez intéressant de voir que comme dans Mystic River la ville est placée au bord de l'eau et porte le nom de "Lago" (Le lac) transformant ici aussi l'élément aquatique en gardien des secrets. Il y a d'ailleurs un plan au début du film que l'on retrouve dans le premier teaser de Mystic River.

Anthony Sitruk - Effectivement, autant de détails dont je ne me souvenais pas… Ce qui invalide légèrement ma proposition de départ (élargissement du fantastique). Cette "histoire d'eau" est absolument passionnante. En soi, la rivière est un élément magnifique de son dernier film, mais elle s'inscrit en plus dans une thématique récurrente de son œuvre et peu évidente à première vue. On peut d'ailleurs étendre cette récurrence à tout élément naturel. Chaque film s'inscrit de façon entêtante dans un contexte naturel : rivière, mer, forêt, montagne…

Julie Anterrieu – Oui, c'est très vrai. Dans Pale Rider l'eau a également une grande importance. Le campement est implanté au bord d'un petit ruisseau, il est vital pour la communauté car il permet d'exploiter le filon d'or. Laoud va d'ailleurs boucher la source afin de pouvoir récupérer leur terrain. De plus il y a un parallèle entre les deux modes d'extraction dont l'axe de symétrie est l'eau, puisque le riche exploitant, Laoud, a développé un système hydraulique pour extraire l'or.

Anthony Sitruk - On s'éloigne légèrement ici du fantastique en abordant ce sujet, mais tout cela contribue néanmoins à créer cette atmosphère que, pour ma part, je retrouve systématiquement chez Eastwood : une certaine angoisse, l'impression que le film peut imploser à n'importe quel moment, de façon similaire à n'importe quel film fantastique. Cette atmosphère est d'ailleurs superbement rendue par l'alternance de plans courts entrecoupés par des fondus au noir au tout début de Mystic River. Une scène par ailleurs terrifiante, qui conditionne le film, et l'inscrit également dans une autre thématique chère au cinéaste : celle du fantôme, du spectre.

Julie Anterrieu – Cette thématique est effectivement assez récurrente chez Clint Eastwood. Cela se vérifie dans la plus part des films dont nous avons déjà parlé. Les deux scènes d'ouverture et de clôture de L'Homme des hautes plaines, le simple titre Pale Rider ainsi que le fait que le pasteur soit sensé être mort un an plus tôt et arrive après une prière de Mélanie, le chien invisible et la vision de Jim Williams dans Minuit dans le jardin du Bien et du Mal, et bien sûr les trois hommes de Mystic River en sont les exemples les plus singuliers.

Anthony Sitruk - Je fais une parenthèse : le film comporte d'ailleurs ce qui est à mon sens l'une des plus belles ellipses de l'histoire du cinéma, lorsqu'il néglige les 25 années qui font le trait d'union entre le trauma initial (le viol de l'enfant) et la situation présente (les trois adultes au passé incertain). Il est rare de voir dans un film une aussi belle interaction entre le fond et la forme. Si l'adolescence n'est pas montrée, ce n'est pas pour un simple et vulgaire gain de temps, mais bien parce qu'elle n'existe pas. Les personnages le disent à la fin du film, ils se sont arrêtés de vivre ce jour où Dave est monté dans cette voiture. Les trois amis présentés dans le film sont des spectres dont l'existence reste plus qu'hasardeuse.

Julie Anterrieu – Le spectre est également présent dans un film dont nous n'avons pas encore parlé, à savoir Impitoyable. Lors de ses hallucinations, William Munny (le personnage qu'interprète Clint Eastwood) parle d'un "ange de la mort avec des yeux de serpents". Lorsqu'il pénètre dans le bar à la toute fin pour venger Ned (Morgan Freeman), il se pose comme une incarnation de cet ange de la mort, un revenant prêt à hanter cette ville. L'avant dernière séquence où on le voit partir sur son cheval sous la pluie dans une douche de lumière blafarde est assez révélatrice de cet aspect fantomatique et en même temps très représentative du travail sur la lumière que le réalisateur développe dans ses films. A mon sens, Impitoyable, bien que peu marqué par le fantastique au premier abord, est le film clé de l'évolution de ce thème chez Eastwood. C'est à partir de cette œuvre majeure qu'il commence à être nommé et non plus simplement sous-entendu.

Anthony Sitruk - Néanmoins, si ce thème est évident par exemple dans Créance de sang - en plus des films que tu cites -, j'ai été très étonné de voir cette référence constante au vampire dans le film. C'est la première fois à ma connaissance que l'élément fantastique est véritablement nommé, notamment à travers l'utilisation d'un extrait de l'excellent Vampires de John Carpenter. Cette scène, assez dérangeante, m'a légèrement déstabilisé. Le film bascule avec elle dans un domaine "autre", passe du classicisme habituel du cinéaste à une zone suspecte, fragile et trouble. Cette scène est pour moi une véritable charnière dans le film et l'œuvre du réalisateur.

Julie Anterrieu – Il y a effectivement une nouvelle étape de franchie avec ce dernier film, c'est sûrement la raison pour laquelle, en dehors du point commun du trauma et du spectre, Clint Eastwood le compare souvent à Impitoyable dans les diverses conférences de presse qu'il a tenu autour du film. La question du vampire dont tu parles est très intéressante et même troublante. Pour ma part, c'est surtout le personnage de Sean Devine (Kevin Bacon) que j'ai le plus assimilé à ce thème. Son métier d'inspecteur attaché à la criminelle le pousse à aller de cadavres en cadavres, totalement désabusé. La réaction qu'il a en découvrant le corps de Katie va dans ce sens là. Alors que tous les policiers qui l'entourent semblent horrifiés, il regarde la scène, impassible, comme insensible à ce qu'il vient de découvrir alors qu'il est pourtant personnellement concerné par cette nouvelle affaire.

Anthony Sitruk - Kevin Bacon, dont le jeu est magnifiquement contenu, intériorisé, est selon moi le grand vainqueur du film, son jeu contrastant violemment avec celui plus "actor's studio" de Robbins et Penn. Avant de continuer sur le sujet, je fais une autre parenthèse: que penses-tu du plan en contre plongée qui montre Sean Penn tirer sur Tim Robbins, emplissant l'écran d'un blanc violent qui coïncide avec le coup de feu. C'est l'un des plus beaux plans du film, mais aussi l'un de ses plus dangereux (et ils sont nombreux dans le genre), celui avec lequel tout le film pourrait s'écrouler. Grâce au métier et au talent du réalisateur, ce n'est pas le cas, certes. Mais il n'empêche que le plan (d)étonne franchement dans le film.

Julie Anterrieu – Je trouve ce plan magnifique. Il est intense et bouleversant à l'image de tout le film. Ici Clint joue constamment avec les limites du réalisable, sans jamais tomber du mauvais côté. Ce plan en est un parfait exemple. Il est en quelque sorte un résumé du film, voire même une synecdoque. Le gros flash est une ellipse (certes très courte) survenue après un acte violent dont Dave est la victime et qui hantera a jamais les autres protagonistes. D'après les quelques échos entendus ça et là, de nombreuses personnes ont trouvé ce plan inapproprié. Personnellement je le trouve totalement justifié d'autant plus qu'il s'inscrit dans une esthétique mystique et fantastique.

Anthony Sitruk - La raison pour laquelle j'évoquais ce plan dans une discussion sur le fantastique, c'est justement parce qu'il reste selon moi intensément mystique, comme tu dis. Il est bien entendu très naïf (comment ne pas y voir un pas vers la lumière, la délivrance ?), mais aussi très douloureux et très sensible. Il représente l'instant pendant lequel l'existence des trois personnages va pouvoir basculer dans la vie réelle, alors qu'ils étaient restés bloqués (vampirisés) par le traumatisme initial. Ce plan est en un sens bouleversant malgré son caractère inhabituel. Tout le film, de toutes façons, est bouleversant. Mais ce plan constitue une superbe conclusion à laquelle l'épilogue va apporter tout son sens.

Julie Anterrieu – Je ne vois pas trop cette scène comme une délivrance des trois personnages, mais plutôt comme une conclusion d'une étape de leur vie. Le geste de Kevin Bacon à la toute fin, et la course perdue de Marcia Gay Harden, montrent bien que ce n'est pas totalement fini. Ils passent certes à autre chose, mais il reste toujours les vieux démons… et les nouveaux.

par Julie Anterrieu

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