Entretien avec Nele Wohlatz

Entretien avec Nele Wohlatz

Née en Allemagne, Argentine d'adoption, Nele Wohlatz vient de remporter le Léopard d'or du meilleur premier long métrage au Festival de Locarno avec El Futuro perfecto. En racontant le parcours d'une Chinoise déracinée en Argentine, Wohlatz signe un film délicat sur l'identité. FilmDeCulte vous fait les présentations.

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Comment est né El Futuro perfecto ?

Je vivais à Buenos Aires depuis quelques années déjà, et j’ai ressenti le besoin de filmer dans ma nouvelle ville. Mais je me sentais aussi perdue en tant qu’étrangère, comme le serait quelqu’un pratiquant une langue qui n’est pas la sienne. Comment pourrais-je travailler comme réalisatrice en ne saisissant pas les subtilités de langage qui sont naturelles pour tout le monde ici ? La seule histoire que je pouvais raconter à ce stade, c’était celle d’une femme étrangère à Buenos Aires. Sur son arrivée dans une société inconnue, son processus d’adaptation et son appropriation de la langue.

A l’époque j’enseignais l’allemand dans un institut pour gagner ma vie, du coup j’ai commencé à interviewer des étudiants étrangers qui apprenaient l’espagnol. La plupart d’entre eux étaient des Chinois. Je voulais parler de la distance que l’on peut ressentir vis-à-vis d’une société qui est nouvelle, ainsi il me semblait approprié d’avoir comme protagoniste quelqu’un qui soit d’une autre culture que la mienne. Même si nous étions amenés à devenir collaborateurs ou amis, il y aurait toujours cette distance qui nous aiderait à raconter l’histoire.

L’un des étudiants était Xiaobin, et son histoire comme sa présence face à la caméra m’ont tout de suite attirée, même si à l’époque elle parlait à peine espagnol. On a entamé une longue période d’écriture avec pour base ce qu’elle me racontait de sa vie ; on a répété pour voir comment elle pourrait projeter sa propre histoire dans le film et quel serait le type de jeu le plus adapté. J’ai apprécié que Xiaobin ne surjoue jamais. Il y a plein de choses que je ne comprends pas à son sujet, comme au mien, et je n’aime pas quand les acteurs surexpliquent leur personnage.

Comment avez-vous choisi ce titre qui peut être interprété de différentes manières ?

Le film est structuré selon les leçons d’espagnol auxquelles Xiaobin assiste. Chaque fois qu’elle apprend quelque chose de neuf, elle le teste dans les rues et l’histoire du film avance. Après s’être entrainée sur « convenir d’un rendez-vous », elle en donne un au client indien du supermarché où elle travaille. Par ailleurs, ses camarades de classe sont comme un chœur du théâtre antique représentant le groupe social auquel elle appartient, mais lorsqu’ils commentent sa vie, c’est toujours avec les mots simples d’un manuel d’espagnol. Du coup j’ai voulu intégrer ce jeu sur la grammaire dans le titre.

J’aime la poésie qu’apporte le temps du futur antérieur. C’est tout à fait contradictoire car Xiaobin, une femme chinoise, socialisée selon la tradition confucéenne, est orientée vers le futur. Elle regarde peu en arrière, est parfaitement pragmatique et ne porterait aucune attention à un quelconque futur « parfait ». Je pense que la perfection, l’idéal, sont des concepts très européens. Quoiqu’il en soit, dans la dernière partie du film, elle envisage ses différents futurs possibles à Buenos Aires. Et la professeure d’espagnol, une femme occidentale, lui demande s’il n’y a pas selon elle un « heureux dénouement » possible. Avant la projection à Locarno, l’interprète français m’a demandé comment j’aimerais que ce double sens soit traduit, et m’a expliqué que ce temps en français s’appelait le « futur antérieur », ce que j’aime beaucoup.

Vous avez expliqué en interview que vous souhaitiez exprimer formellement le cheminement de l'apprentissage d'une langue nouvelle. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Le film ne montre pas le côté carte postale typique et pittoresque de Buenos Aires, parce que la ville reste une étrangère pour Xiaobin. Au début du film ça pourrait d’ailleurs être pour elle n’importe quelle ville. C’est la ville du point de vue d’une personne qui ne partage rien avec elle, aucune histoire. Et qui essaie de créer la sienne, comme un abécédaire de lieux, de chemins. C’est pourquoi le film se déroule dans un nombre limité (et répété) de lieux, et plus particulièrement au début du film il s’agit de lieux aux fonctions élémentaires : l’école, la maison, la rue, le supermarché, le restaurant. Un peu comme dans le roman Une enfance de Jésus de JM Coetzee.

On a tenté de réduire les informations visuelles sur ces lieux, en ne laissant que les éléments les plus caractéristiques : montrer l’idée d’une école, d’une rue, du supermarché. Pour la même raison, nous avons éludé toute information qui pourrait être apportée par le son. Ce qu’on entend essentiellement, c’est celui du trafic dans une grande ville.

A mes yeux, El Futuro perfecto est un film sur l'identité et la construction de l'identité.

Tout à fait, car la langue est essentielle dans la construction de l’identité. Xiaobin doit recréer son identité après son immigration. Au début, vivre avec une langue étrangère équivaut à vivre dans une fiction : on articule quelques phrases très limitées telles que « Un café s’il vous plaît » ou « Je m’appelle Nele, je viens d’Allemagne et je vis en Argentine ». Des phrases qui viennent directement d’un manuel – nous n’en sommes pas les auteurs, et nous ne sommes plus capables de nous exprimer comme dans notre langue maternelle. Puis on se lance dans un processus finalement assez proche des répétitions théâtrales, où l’on doit se construire, se trouver dans ce texte qui nous est donné. S’approprier ce rôle écrit, et le rendre vrai. Peut-être que la langue n’est jamais une création originale, on apprend les mots des autres, on s’approprie le langage. L’identité est un récit que l’on crée.

A la fin du film, Xiaobin étudie le conditionnel. C’est bien plus dur à maîtriser que le présent, mais c’est essentiel pour exprimer l’imaginaire et les projets que l’on a. Le film représente alors ses fantasmes pour le futur, d’une manière totalement fictionnalisée, mais ils font malgré tout partie de la construction de la nouvelle identité de Xiaobin. J’ai également conservé pour la seconde partie du film la possibilité qu’a Xiaobin de parler sa langue maternelle, le mandarin, lorsqu’elle se sent davantage « arrivée ». Parce que trouver sa nouvelle identité, c’est aussi trouver l’équilibre entre l’ancien et le neuf, garder quelque chose de son ancienne vie.

La fin du film est très ouverte. Avez-vous jamais envisagé un autre dénouement ?

Oui. Dans la dernière partie du film, les différentes version du future de Xiaobin forment différentes fin possibles pour le récit. C’est elle qui les écrit et j’aime ces dénouements pour leur dimension mélodramatique, exacerbée, mais qui pourtant traitent de soucis quotidiens – comment acquérir son indépendance vis-à-vis de ses parents, comment se débrouille t-on dans une histoire d’amour interdite.

Pendant un temps, j’ai imaginé que son dernier fantasme serait la fin du film, le seul « dénouement heureux », comme une lune de miel en Inde. Mais ce n’est pas réel. Elle est toujours à Buenos Aires, elle ne veut pas aller en Inde et son futur avec son copain reste ouvert. Alors j’ai choisi ce dénouement avec le chat, une fin ouverte qu’on peut interpréter de différentes façons. Le chat est utilisé dans la structure du film comme un élément qui peut appartenir à différents niveaux de temporalité. Je ne sais pas si ce qui se passe est vrai, si Xiaobin commence à réaliser son futur, ou si elle demeure encore dans l’un de ses fantasmes. Le film est toujours un peu des deux côtés j’imagine.

Quels sont vos cinéastes favoris ?

Il y en a beaucoup, mais les deux plus importants pour moi sont peut-être Robert Bresson et Abbas Kiarostami.

Quels sont vos projets ?

Je réfléchis beaucoup à l’idée du jeu lui-même. Je travaille sur un projet où des animaux sont les acteurs, et réfléchis sur une fiction avec des acteurs professionnels, une histoire entre l’Allemagne et l’Afrique du sud.

Entretien réalisé le 23 août. Un grand merci à Sazy Salim.

par Nicolas Bardot

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