Entretien avec Annemarie Jacir

Entretien avec Annemarie Jacir

Avec Wajib, l'invitation au mariage, la Palestinienne Annemarie Jacir signe un très attachant crowdpleaser qui brille en festivals depuis sa présentation à Locarno l'été dernier. Portrait familial, road trip existentiel et touches de comédie, le film, qui raconte le parcours d'un père qui avec son fils rend visite à ses voisins pour annoncer le mariage de sa fille, varie les registres avec talent. Nous avons rencontré sa réalisatrice...

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Les deux acteurs principaux de Wajib, Saleh et Mohammad Bakri, sont réellement père et fils dans la vie. Pourquoi ce choix ?

Tout d'abord, j'ai toujours travaillé avec Saleh, qui joue le fils. Nous avons, pour ainsi dire, commencé nos carrières en même temps: je l'ai engagé pour mon premier film, et c'était également son premier film en tant qu'acteur. C'est un des mes collaborateurs artistiques privilégies. J'ai immédiatement pensé à lui pour le rôle de Shadi, dès l'écriture du scénario. Son père, Mohammad, est une légende vivante, un acteur palestinien très reconnu. J'ai hésité à lui proposer le rôle. Je pensais que leur vraie relation pouvait bien sûr apporter beaucoup au film, parce que les interrogations des personnages sont aussi les leurs, mais j'avais conscience que cela risquait de compliquer la tâche. Ce n'est pas toujours simple de travailler avec sa famille. Je savais qu'en tant qu'acteurs professionnels, ils pouvaient tout faire, mais je ne voulais pas leur mettre trop de pression sur les épaules. Ils n'avaient jamais travaillé ensemble de cette façon. On en a parlé très librement et Mohammad a dit que ce serait le plus grand défi de sa carrière! Je me demande par fois si ça n'aurait pas été plus simple de prendre deux inconnus (rires).

Plus simple pour eux ou pour vous ?

Oh c'était un très grand plaisir pour moi que de travailler avec eux. J'avais quelques idées préconçues sur le fait de travailler avec un monstre sacré comme Mohammad, avec quelqu'un de sa génération. En réalité, ça été exactement l'inverse de ce que je m'imaginais: il travaillait énormément, il arrivait 20 minutes à l'avance à chaque rendez-vous. Mohammad est très différent de son personnage, qui est un homme brisé. Il est élégant, fier, charismatique, quand il entre dans une pièce, on ne voit plus que lui. Pendant toute la première semaine de tournage, l'équipe n'a pas eu l'occasion de le voir en dehors du plateau. Lors de son premier jour de repos, il est tout de même venu, et personne ne l'a reconnu (rires).

Dans votre mise en scène, vous faites le choix de la sobriété et de la simplicité. Il n'y a notamment pas de musique. Pourquoi ?

Oui, j'ai fait des choix bien spécifiques en ce sens. Il y a de la musique dans le film mais à a chaque fois elle fait partie de l'intérieur de la scène, ce sont les personnages qui l'écoutent. Je ne voulais pas de musique d'accompagnement, de ce score qui recouvre tout. Même au moment du montage, des collaborateurs me disaient encore "mais c'est un road movie, c'est l'occasion parfaite pour rajouter plein de musique !". Je trouvais ça trop facile. Je pense que les spectateurs n'ont pas besoin d'êtres tenus par la main de cette façon.

Vous employez le terme de road movie. J'allais justement vous demander si c'était une manière de qualifier le film qui vous convenait.

Oh oui. On n'est pas obligé de faire des grands trajets dans un road movie. On n'est même pas vraiment obligé d'avoir une destination. On peut tout à fait imaginer un road movie qui resterait entièrement dans la même ville. C'est surtout une question de découverte, surtout de soi-même. Wajib est un film de réconciliation entre deux générations, et en ce sens c'est donc un film où les personnages se recouvrent mutuellement. Chacun des deux protagonistes possède deux visages: un visage privé et un visage public, celui que l'on montre en société. C'est particulièrement flagrant dans le cas du père. La voiture permet de mettre en avant la manière dont ils passent de l'un à l'autre, à mesure qu'ils alternent les rencontres et les moments de huis-clos. Et après tout, 70% du film se déroule dans une voiture. Ce qui était un sacré défi, d'ailleurs.

Tourner un film dans presque un seul décor, c'est plus facile ou plus compliqué ?

Oh c'est plus compliqué! Surtout quand il s'agit d'une voiture, qui n'est pas le décor le plus fascinant qu'on puisse imaginer. IL n'y a pas 36 manières d'installer une caméra dedans, c'est très limité. Mais j'ai apprécié le défi. De bien des manières, on peut dire que Wajib est influencé par le cinéma iranien, dans son écriture. Alors forcément, pour parler des non-dits entre les personnages, il nous fallait une voiture (rires).

Poids de la tradition, importance du mariage, difficulté de communication entre les générations... les thèmes abordés par Wajib peuvent paraître lourds. Ce sont en tout cas des thèmes que l'on a plutôt l'habitude de voir traités dans des drames didactiques et très sérieux. Or ici, vous les présentez sous un jour humoristique. Pouvez-vous nous parler de ce parti pris ?

L'humour était présent dès le début, et pour autant je n'ai jamais considéré le film comme une comédie. Dans la phase de pré-production, on se retrouve à remplir des tas de formulaire où il faut préciser le genre cinématographique auquel appartient le film. J'écrivais toujours "drame", sans que cette réponse me satisfasse tout à fait, parce que ça ne rendait pas justice à l'humour que je voulais y mettre. Maintenant que le film a été vu, certains spectateurs me disent que le film est une comédie, ce qui fait qu'aujourd'hui je ne sais plus vraiment ce qu'est le film ! Ce que je peux dire c'est que l'humour qui est dans le film est typiquement palestinien. Les gens y vivent dans un état de stress et de schizophrénie permanente, donc l'humour y est très particulier, pince-sans-rire.

Comment le film a-t-il été reçu là-bas ?

Nous avons projeté le film lors d'un festival à Ramallah, en présence de toute l'équipe, et ce fut la meilleurs séance de ma vie. De façon complètement inattendue, c'était parfait. Le public était très palestinien, les gens riaient du début à la fin, ils étaient très réactifs, interactifs même, ils applaudissaient en plein milieu du film, il y avait des enfants qui couraient partout, c'était le chaos, mais dans le bon sens du terme. Les projections en France se sont bien passées, mais selon les pays où on le montre, les réactions sont parfois, disons, moins méditerranéennes.

Quels sont vos futurs projets ?

C'est un peu trop tôt pour en parler en détail, mais je développe actuellement un film d'époque. Ce sera donc un projet un peu plus gros en terme de budget. Ça va me changer car Le Sel de la mer , mon premier film, avait un petit budget, mon deuxième film encore plus petit, et Wajib encore plus petit ! J'en avais marre de régresser ! Et comme j'aime les défis, j'ai décidé de travailler en collaboration avec un écrivain. J’écris toujours mes propres scénarios, et parfois j'en écris même pour d'autres cinéastes, ce qui demande énormément de lâcher-prise. Cette fois-ci j'ai envie de tourner le scenario de quelqu’un d'autre.

Entretien réalisé le 16 janvier 2018. Un grand merci à Vanessa Fröchen.

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par Gregory Coutaut

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